La
banalité, c’est ce qui n’apparaît presque plus à force d’apparaître continûment
dans les mailles usées du quotidien. Elle concerne toutes les perceptions mais
aussi les émotions, les sentiments, les postures du corps, les lieux communs de
la langue qui engendrent les pensées ordinaires. Son imprégnation dans la conscience
reste permanente malgré sa ténuité proche de l’effacement. Une conscience
flottante qui ne cesse pas de s’appartenir, mais dans le flou.
Prenons
l’exemple d’un paysage regardé tous les matins depuis sa terrasse par un homme
qui vient de boire son café. Cette scène, de l’absorption du café jusqu'au regard porté sur le paysage,
couvre tous les registres de la banalité. Le corps de notre individu répète la même suite de
gestes presque sans s’en apercevoir. Dans une durée qui n’a ni commencement ni
fin clairement repérables à l’intérieur du temps imparti, mettons de six heures
à sept heures puisque notre homme doit ensuite aller travailler.
Les
perceptions visuelles, auditives, olfactives et tactiles, même si quelques
variations peuvent intervenir, (un reflet plus mat sur la cafetière,
l’aboiement d’un chien dans le jardin voisin, une odeur un peu différente du
café, le grain plus dur de la table sous les doigts…), sont également
semblables.
Les
émotions et les pensées aussi. Notre individu se levant neuf fois sur dix d’un
bon pied savoure tranquillement son plaisir à boire son café. Si son caractère
le porte à l’optimisme et qu’il ne rencontre pas de difficultés majeures à son
travail, ses pensées suivent un ordre qui change peu.
Le
moment consacré au paysage, même considéré comme une parenthèse absolument
nécessaire pour aller bien, illustre au mieux ce qu’est la banalité. Mais elle
est ici pleinement voulue. Notre individu veut retrouver à leur place
habituelle les éléments qui touchent son regard, éprouver la même sensation de
calme qui lui profitera tout le long du jour. Ces éléments retrouvés chaque
matin attestent son emprise sur le réel, vraie ou présumée. La banalité est une
condition de cette emprise.
Et
c’est ainsi que les drones, objets volants connectés promis à un développement
dans tous les secteurs de l’activité humaine, pourraient bousculer les
agencements de la banalité et altérer la connaissance de la réalité maîtrisée.
Mais leur utilisation étant encore marginale, en quoi les drones agiraient-ils
davantage sur le monde ordinaire qu’un autre objet technologique
connecté ? Ne pourraient-ils pas s’agréger à la banalité comme l’ont fait
les téléphones portables ?
Le
fait qu’un drone soit un objet volant constitue un début de réponse. Les objets
volants, y compris les innombrables avions qui volent jour et nuit sous les
cieux de la planète, n’ont jamais atteint le niveau de banalité des véhicules
terrestres. Pour le commun des mortels, prendre l’avion reste une action
particulière même si elle n’est pas exceptionnelle.
Mais
un drone est bien autre chose qu’un avion. Dans sa nature comme dans sa
fonction. Son aspect d’insecte vibrionnant, entre bricolage de Lego et haute
technologie embarquée, fait du drone une espèce de jouet pour grande personne
se souvenant qu’elle a été enfant et, secrètement, souhaitant le rester. Il
garde encore cette puissance magique qui favorise l’étonnement, mais un
étonnement sans débouchés sur une volonté de penser. Sa fonction de caméra
volante, capable de filmer ce qu’aucun œil humain n’a jamais pu voir en direct,
(canopée amazonienne, cratères emplis de fumerolles, sommets inaccessibles au
grimpeur…), s’inscrit bien sûr en dehors de la banalité.
Mais
elle peut aussi filmer le commun, le mille fois vu qui n’apparaît presque plus,
sous un autre angle, et c’est ainsi qu’elle revisite et transforme la banalité.
Si l’homme qui regarde son paysage tous les matins le découvre filmé par un
drone, il aura le sentiment d’être dépossédé de sa banalité même s’il est
d’abord séduit. Il reconnaîtra séparément chaque élément mais la vue d’ensemble
pourra lui échapper. D'aucuns remarqueront que notre individu n’est pas obligé
de visionner les images du drone. Cependant, le fait de savoir que le drone a
la possibilité de brouiller les agencements de son paysage modifie la
perception qu’il a de sa banalité et de la banalité en général.
Si,
bientôt, comme cela est déjà le cas dans quelques villes en Australie et aux
Etats-Unis, les drones se transforment en livreurs ordinaires de colis, (denrées
périssables ou non, médicaments, poches de sang, organes à greffer), la
réception par voie aérienne d’un achat conférera au quotidien jusque-là
essentiellement horizontal une verticalité quasi céleste tout au moins dans
l’imaginaire.
Dans
le cas du colis comme dans celui du paysage, c’est le changement de dimension
spatiale qui modifiera le rapport à la banalité. Dans les gestes. On ne saisira
pas un paquet livré par un drone comme on le prend des mains du facteur à qui
l’on sourit. Dans les lieux communs de la langue. S’adressera-t-on au drone
comme on s’adresse au livreur humain quand il faudra confirmer la livraison par
messagerie vocale ?
Les
pensées qui en découleront ne seront pas non plus exactement semblables. La
connaissance de la réalité maîtrisée, de moins en moins sûre, surtout si
l’objet est à usages multiples, (filmage de monuments, livraisons, surveillance
de l’espace public pendant les manifestations, compétitions sportives,
spectacles artistiques mixtes ou, pourquoi pas, objets publicitaires comme dans
un roman de Philip K. Dick…), effacera les limites entre ce qui est su et non
su, entre ce qu’on sait savoir et ne pas savoir.
Les
drones, comme les trottinettes, directement par leur action ou indirectement du
seul fait de leur existence, façonneront et défaçonneront l’homme contemporain
sans que l’on puisse deviner ce qu’il adviendra de sa présence au monde. Dans
la banalité linéaire, celle de toujours, quasiment archaïque, sa quiétude lui
permet de mieux s’emparer de l’extraordinaire lorsqu'il survient. Une banalité
bousculée dans ses dimensions habituelles menacerait son équilibre ordinaire et
l’impossibilité à retrouver l’emprise minimale sur soi et le monde le
conduirait sans coup férir au désarroi.
Mais
voilà encore une autre histoire, qu’il vous faudra entendre.
image fredzone.org
image telerama.fr Philip K Dick
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