Jacques Vandenschrick a fait paraître à l’été deux mille dix-huit Livrés aux géographes aux éditions Cheyne. Son onzième recueil en un peu plus de trente ans. Voilà un poète qui n’encombre pas le mundillo des fabricants de métaphores à la chaîne.
Je
l’ai découvert par hasard comme j’ai découvert Thierry Metz par hasard, en
rêvant parmi les tables de la librairie Mollat à Bordeaux. Quelques passages
aperçus dans Traversant les assombries
m’ont aussitôt fasciné. Ce n’est pas tous les jours qu’on éprouve le sentiment
de se trouver devant quelque chose dont le mystère nous dépasse.
J’affirme
que Jacques Vandenschrick, qui déclare écrire avec « une langue
enrouée », est l’un des plus grands poètes francophones (Belgique)
d’aujourd’hui et même d’hier. J’espère que la présentation qui suit, au travers
de six de ses livres, saura lui attirer de nouveaux lecteurs.
1
– Toujours le vent visite les bannières
(1991)
Ce
recueil est constitué de trois parties : Ce qui ne parle pas, Ce que
soufflent les cols, Ce qui se tait. La première et la
troisième partie sont de longueur égale. La deuxième est sensiblement plus
importante.
Sur
le ton de la prière et de la parabole, Jacques Vandenschrick cherche l’objet et
le lieu de la parole empêchée dans la nécessité du silence. Le recueil entier
est traversé par la figure du fugitif sur son chemin d’errance. Mais quel
retour est possible quand on ne sait plus vraiment qui part ni vraiment qui
reste ? Mais où s’en retourner si le déracinement se trouve aussi dans la
langue ?
Jacques
Vandenschrick, marqué par l’exode de sa famille vers la France pendant la
première guerre mondiale, revisite l’errance inaugurale de l’humanité dans le
franchissement des paysages et notamment des cols. « Ils sont partis sans
langage. / Ils se trouvent sans nous, / n’osant pas revenir / Autour des feux
si maigres / Que nous avons fait prendre / Sous quelques buissons
d’épineux. »
Le
fugitif est un condamné à perpétuité. Aucun recours ni au temps ni à la langue
ne sera durable. Ce qui a été franchi dans un sens ne pourra jamais l’être dans
l’autre. Il faudra [faire comme si] pour continuer à vivre. Avec le rêve ambigu
de la jeune fille aux longs cheveux qui incarnerait la mort. Avec
« L’image d’une porte / Devant laquelle on attendrait. »
Mais
« qui viendra, de nuit, / Lever la barre énorme ? » Dans le
contexte des actuelles migrations venues d’outre-Méditerranée, ces mots
résonnent comme un appel déchirant à tendre la main aux hommes fourbus. Le vent
visite aussi bien les pavillons des bateaux que les bannières des cols. [Nous
n’avons pas assez regardé.] Nous n’avons pas assez écouté. Il est encore temps.
Il est toujours temps. « Ces visitants qui ne répondent pas, / N’oubliez
pas / Leur patience d’étoiles / Sur le ventre bombé des tombes. »
2
– Avec L’écarté (1995)
Ce
recueil est un ensemble de quarante poèmes divisé en deux parties égales :
Transcrit des nuages à la sortie des
villes et Dédit d’un écarté. En
exergue, ce vers de Jean Grosjean : « Quiconque ne parle pas à des
ombres n’existe plus. »
On
retrouve de nouveau le ton de la prière adressée à l’homme de passage.
« Lorsque vous passerez les portes / Ne dites rien. » « Reste en
retrait sur la sente. » « Ne garde rien ». Seuls l’humilité et
le dénuement sauront peut-être apprivoiser les énigmes à la sortie des villes.
Des chiens et des bêtes passent à l’écart avec le vent. L’errance épouse ici la
figure du pèlerin et du mendiant. « Les mots que tu conserveras / Seront
refuge d’appauvri. », écrit Jacques Vandenschrick. La vérité de la langue,
s’il en est une, se trouve dans le peu, dans l’essentiel premier. De toute
façon, on ne saurait tout « dénommer » du monde. Les présences du
vent et des oiseaux, ou, encore, de la neige, sont si mystérieuses. Autant
[resserrer autour de soi les signes].
Le
Dédit d’un écarté s’adresse à la part
de l’ange qui est en nous et hors de nous. « Tu ne sais ce que tu reçois /
Dans tout ce qui t’est retiré. » Jacques Vandenschrick est philosophe
autant que poète. A l’opposé du plein n’est pas le vide mais un plein d’une
autre nature, d’une autre essence même, car souvent la figure du mystique
souligne celle du poète-philosophe. Une figure élémentaire qui devise avec les
saisons sous le ciel étoilé et la femme aux pieds nus dont la gorge est un
oiseau. Une figure pétrie d’espérance morale. Si ceux qui s’en sont allés
reviennent, il faudra le mériter. Alors, éclairer leur chemin sera possible.
« Par un jour de seigle » en offrande. A la condition « qu’un
ange oublieux » ne se dédise pas…
3
– Pour quelques désarmés (1997)
De
format carré, ce recueil est constitué d’une prose unique courant sur huit
pages à raison d’une dizaine de lignes par page.
Le
lecteur imaginera la marche d’une foule désarmée vers une terre d’utopie (Ce
lieu où l’humanité sans cesse aborde, selon le mot d’Oscar Wilde), qui pourrait
ressembler à la terre promise biblique. Voilà un poème à dire sur le ton du
discours. Le procédé de l’anaphore éclatée favorise la mise en voix.
« Nous userons le temps avec notre malheur. » « Nous userons le
temps avec notre chemin. » « Nous userons le temps avec notre
fatigue. » « Nous userons le temps avec l’éternité. » La reprise
de « Laissez » et « Laissez-nous » exprime une adresse aux
forces qui résistent à l’avènement des jours radieux. La paix et la fraternité
sont un combat qu’on peut livrer sans armes. Pour peu qu’on ait foi en l’homme.
Jacques Vandenschrick apparaît ici comme un poète engagé dans son siècle qui
souffre.
4
– Traversant les assombries (2004)
Deux
parties égales, vingt poèmes chacune, composent ce recueil : Osant la nuit et Quittant celle qui craignait.
Le ton de Jacques Vandenschrick est ici plus lyrique avec des accents symbolistes pour évoquer la nuit noire qui recouvre le monde, contre la blancheur de la neige et du lait. Le bronze et le fer, le granit et le quartz disent l’effroi d’un pays « qui ne parle pas ». Mais c’est un pays qu’on imagine aux portes du désert, avec de vieilles mémoires d’Egypte dans le sang et les larmes. Une femme apparaît. Elle danse et [ses yeux sont promis à l’émeute du monde.] Des parfums de cèdre se lient avec les brouillards dans des correspondances baudelairiennes. Teintées çà et là de corneilles bleues dans les soirs verts.
La
femme de la deuxième partie ne danse pas. Elle est mère. Elle craint. Elle
appartient à la « peuplade qui fuit l’affreuse odeur du fer ». Elle
parlera de son enfant mort et du deuil impossible. Comment, une fois encore, ne
pas penser à l’actuel cimetière marin des migrants au fond de la
Méditerranée ? « Sans doute avait-elle voulu / Passer les péages
obscurs / Sur un plus sombre radeau. / Les morts sont si peu contredits. »
Jacques Vandenschrick dépouille sa langue pour nommer l’insoutenable. Le vers
est acéré comme un scalpel. Le désespoir des mères les pousse sur le long
manège de l’errance (comme sur la Place de mai en Argentine pendant la
dictature) mais tout n’est peut-être pas perdu. « Un ordre, en avant de
nous, n’est pas encore partagé. » On ne sait pas lequel. On veut le
deviner plus juste. Et Jacques Vandenschrick, énigmatique, de conclure :
« Et toujours mon cœur parlemente… »
Avec
qui ?
5
– En qui n’oublie (2013)
Ce
recueil est constitué d’une quarantaine de proses d’une longueur moyenne de six
à huit lignes. Il est divisé en trois parties sans titre. En ouverture, ces
mots d’Héraclite « Il faut aussi se souvenir de celui qui oublie où mène
le chemin. », en écho à ceux d’Henri Bauchau « Du pas dévasté des
sans route… »
Jacques
Vandenschrick nous invite dans la première partie à un exercice de lucidité.
L’avenir n’engendre pas d’images sûres. Il faut tenir avec les énigmes sur le
chemin de la quête. Le pressentiment de « quelque chose » traverse la
mémoire qui résiste. Mais comment savoir ce dont il s’agit si cela se
détourne ? Serions-nous à ce point des âmes empêchées alors que « les
arbres, les mains, les nuages » savent ? Rapprochons de cet
inatteignable mystère les mots de Jean-Claude Pirotte sur la solitude
« plus grande au passage des grands oiseaux ». Une solitude ici dans
« le mutisme des nuits », et la veille, d’où monte une voix qui
implore.
La
deuxième partie, souvent écrite au passé, évoque la prégnance du souvenir avant
que l’âme vient à « se disjoindre de ce qui l’avait réjouie ». Des
paysages bucoliques mais inquiets refont surface, semblables parfois à ceux
d’Emile Verhaeren. Le motif iconique de la grange, présent dans tous les
recueils, rassemble là tout ce qu’il y a d’ennui dans la campagne quand le
temps ralentit. Comment savoir ce qui pourra être sauvé quand « les songes
suffoqués » dans [l’énigme des mères] biaisent la mémoire ?
Jacques
Vandenschrick reprend dans la troisième partie la figure des « amants de
février » qui ouvre le recueil. Le soir tombe enfin sur les pensées en
allées. Ils demeurent dans un silence dont la parole ne s’oublie en personne.
Celle peut-être [d’un pays caché et d’enfances trahies]. Avec la question
récurrente de la fidélité au manque, en attendant que quelque chose vienne au
secours. Pour apaiser l’inconsolable. Un dieu minuscule, pourquoi pas, simple
feu de bivouac avec sa lumière pauvre.
6
– Livrés aux géographes (2018)
Trente-huit
proses de cinq à quinze lignes composent ce recueil précédé d’un Liminaire où Jacques Vandenschrick offre
au lecteur quelques clartés pour mieux cheminer dans le livre.
Ce liminaire est une passerelle qui éclaire l’œuvre entière. Les êtres comme les lieux sont parfois inventés et n’en sont pas moins vrais. La mémoire s’abreuve parfois aux légendes antiques et n’en est pas moins juste. Dans un espace où extérieur et intérieur se mêlent intimement.
Que
ce soit sous la forme d’un être ou d’un lieu, ou, encore, d’une question, la
présence du divin s’affirme davantage dans cet ensemble. La mystique de la
bergerie qui accueille les muets et celle de l’hôpital « asile pour ceux des combes »
transforme en promesse les autres lieux : citernes, chambres et jardins,
cols… Sans oublier le manteau allégorique des écritures… Les êtres comme le
vieil éclusier qui ouvre et ferme le passage ou le boulanger qui ouvre et ferme
sa porte incarnent une grâce possible alors que résonne « ce bruit
d’éperons que fait sans fin le monde. »
La
figure de la femme, également plus présente, est spirituelle autant que
charnelle. « Ne sachant plus, à force, s’il fallait embaumer ou étreindre,
se perdre ou déjà se savoir perdue, cette femme a choisi de donner à qui
n’avait rien le pain et l’ombre. » L’image biblique de l’offrande est
évidente. Et celle du sein nourricier, objet assumé des plaisirs de l’amour,
s’en trouve par échos plus saisissante.
Un
nouveau personnage conceptuel, rappelons que Jacques Vandenschrick est un
poète-philosophe, augmente enfin le mystère de ce onzième livre : le vertigineux.
Son vertige lui vient peut-être d’une perception plus aiguë des hauteurs
célestes habitées ou non par un très-haut minuscule. Lui reste-t-il une
géographie accessible, village ou jardin ? Entre corps et âme ?
Les
mots peut-être auront le dernier mot. [Eux qui ne savent pas les réponses mais
comprennent mieux les questions.] Eternel soleil sombre de la langue livré au
chemin improbable.
« Le
lyrisme qui va vers l’inconnu, vers la profondeur, participe naturellement du
mystère », écrit Pierre Reverdy. Mis en miroir avec les mots du reclus de
Solesmes, ces vers d’Emile Verhaeren « Et qu’importe d’où sont venus ceux
qui s’en vont, / S’ils entendent toujours un cri profond / Au carrefour des
doutes ! » précisent le lignage dans lequel s’inscrit l’œuvre de
Jacques Vandenschrick. Il est, en effet, naturellement mystique, porté par une
philosophie qui fait de l’ignorance une force aux frontières de l’aporie. Le
retrait de soi (sauf dans Avec l’écarté
Jacques Vandenschrick n’utilise jamais le je) et l’appel au silence dans la
marche, loin de toutes les modernités, esquissent mille et une figures de
l’autre sans majuscule. Toujours au bord de l’effacement après qu’elles se sont
assemblées. Toujours en deçà et au-delà des durées illusoires. Sensibles toutefois
aux blessures séculaires, aux offenses faites à l’humain jadis et naguère. Et
c’est ainsi que la poésie de Jacques Vandenschrick, comme celle de Thierry Metz
(cité en ouverture) avec laquelle des liens se tissent à bas bruit, est
universelle.
Tous
les recueils de Jacques Vandenschrick sont publiés aux éditions Cheyne et cinq
sur les six présentés sont dédiés à Suzanne. Il a participé à la deuxième
livraison d’Etats provisoires du poème,
aux côtés, notamment, de Bernard Noël et Charles Juliet. Disponible également
aux éditions Cheyne. Une longue fidélité.
Extraits :
Et
par l’épuisement des pas,
Enfant
presque redevenu,
Qui
craint les jours et ne sait plus
S’il
demande un abri
S’il
demande le vin ou la farine mauve
Et
les noix très anciennes
Gaulées
on ignorerait quand.
Cette
splendeur te soit plus lente
Quand
le froid durcit les bouleaux.
Cherchant
quels fugitifs…
*
Manquer
te suffira.
Comme
le souvenir
Qui
peuple une combe de neige
D’une
brusque odeur de tambour
Où
il n’y a que le vent vide
Et
la rage, en marchant, d’être absous… (In Toujours
le vent visite les bannières)
*
Tu
marches sans chemin,
Derrière
un char de sapins frais.
Et
tu voudrais encore,
Comme
autrefois dans les ornières,
Casser
les tuiles du verglas.
Dis
le seul feu que tu respectes.
Il
se peut que pleurer
Bientôt
plus ne suffise.
*
Ne
garde rien, la neige va venir.
Fais
comme les oiseaux
Qui
ont dissous leur ombre
Sur
le visage du pays.
Les
mots que tu conserveras
Seront
refuge d’appauvri.
Tes
ancêtres, non plus, n’auront pas eu de nom. (In Avec l’écarté)
*
Peut-être
que le temps n’est rien
Ni
ces fétus d’épines comme des mots
Auxquels
souvent le vent refuse
Que
l’on mette la flamme.
Le
rendez-vous est pris dans le brasier
des roses
Peut-être
que la nuit au nom aigu
Dira
que rôde en leur parfum
La
fille de givre et de cerise,
Haut
gantée, nue d’épaules,
Et
qui songe aux mirabelliers.
Puisqu’elle
va dormir au seuil,
Ne
craignez pas la porte refusée.
*
Il
est vain de rêver d’une mère
Qui
présenterait en riant
Son
enfant à la pluie
Et
chanterait d’une voix rousse
Au
bord du fleuve.
Elle
a depuis longtemps
Suivi
l’aboi gris de la mort. (In Traversant
les assombries)
*
Ces
mères qui se détournent, occupées de nœuds lourds ? Ou d’autres encore,
qui ont voulu mourir avec leurs enfants ? Ceux qui volaient aux langues
inconnues des syllabes rêveuses ? Ou le dernier convers qui dort seul dans
l’immense dortoir effondré d’étoiles ?
*
On
se rêvait gardiens de routes hautes, effacées. On se voyait, heureux intrus, de
grange en grange sous des neiges énormes. Parfois, on sortait aveuglés guetter
des bêtes dans la blancheur. On se prétendait des montagnes plus vraies que les
peintures. Et l’on dormait, guidés par des pensées difficiles sur des moraines
très étroites. On fuyait, on fuyait… (In En
qui n’oublie)
*
Des
enfants muets au visage gris attendaient devant les réglisseries fermées pour
toujours. Des parfums d’anis vert passent encore aujourd’hui dans la mémoire
des rues. Dans tout abandon grandit une énigme. Comme survit dans toute neige
le vœu d’un col infranchissable…
*
On
regrette de ne plus voir ces filles éclaboussées qui pour d’autres se seraient
émues. Entre les éclats alternés de la lune et des nuages, dilapidant dans la
nuit leur image d’or bleu, cuisses liquides et reins luisants dans les lueurs…
In Livrés aux géographes
*
Je
n’ai guère de certitudes sur ce qui me pousse à écrire ni sur ce qui me fait
insister à prendre et reprendre, souvent difficilement la plume. Mais il me
semble qu’il m’a fallu me séparer d’une trop confortable image de l’origine qui
ferait de la parole poétique l’écho rapporté d’un paradis perdu, d’une
innocence originelle, une « lettre du voyant » dont le lyrisme aurait
été ramené de ce temps d’avant, d’un mythique Eden dont quelques braises
brilleraient encore au creux de certains vers
ou de certaines phrases… ( ) Tout langage dit d’abord que les choses ne
sont pas là. La poésie est ce qui reconnaît d’abord cela comme un deuil. Elle
creuse une absence. Elle tourne sans doute plus finement que les autres
organisations langagières autour de l’objet dont la possession ou la
repossession est désirée. ( ) Même dans l’exultation, dans la célébration, la
beauté qui est dite et chantée est absente. In Etats provisoires du poème II
*Le
titre de cet article est inspiré du titre du recueil d’Emmanuel Echivard La Trace d’une visite, publié aux éditions Cheyne. Je le remercie d’avoir
autorisé cet emprunt. Je remercie également Patrick van Wessem de Bilde pour
les documents qu’il m’a adressés. Enfin, toute ma reconnaissance à Brigitte
Giraud dont la voix exprime avec justesse le Toujours le vent visite les bannières de Jacques Vandenschrick.
Dominique
Boudou, le 17 octobre 2018 par temps calme
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