Disons-le d'emblée ! Les furtifs d'Alain Damasio restera un roman majeur du vingt-et-unième siècle. Et peut-être le plus grand roman musical jamais écrit.
Mais qui sont les furtifs ? Voilà des créatures bien difficiles à définir. Assurément métamorphiques car hybrides, tenant à la fois de l'animal, du végétal et du minéral. Assurément intelligentes puisqu'elles communiquent par glyphes et toutes sortes d'émissions sonores très complexes à décrypter. Mais elles sont obligées de se cacher des hommes, un simple regard peut les tuer. Elles constituent de ce fait un univers parallèle où rien pourtant n'est vraiment sûr. Le mystère des furtifs ne sera jamais totalement élucidé. Le lecteur en gardera longtemps un frisson...
Le roman appartient donc pleinement à la littérature de l'imaginaire. Tout en relevant aussi de la politique fiction de proximité. Il se déroule en 2040. De recul en recul, l'Etat a remis la plupart de ses prérogatives entre les mains des multinationales. Plus d'écoles publiques. Plus d'hôpitaux publics. La police elle-même est privatisée. Les grandes villes françaises sont la propriété de grands groupes économiques et financiers. Ainsi, Paris a été acheté par LVMH et Marseille par Orange. Les citoyens sont divisés en trois forfaits : Standard, Premium et Privilège. Tous sont équipés d'une bague multifonctions qui trace leurs déplacements par reconnaissance faciale, mais aussi leurs émotions et leurs désirs. C'est l'avènement du bonheur instantané où les besoins de chacun sont anticipés. Exemple : un individu marche dans la rue en boitant et un drone (ou un bourdrone, de la catégorie des intechtes comme les cigales en carbène, fleuron de la surveillance civile) lui indique la pharmacie la plus proche pour acheter un baume de telle marque. Les dits citoyens peuvent évidemment déconnecter leur bague, on n'est pas en dictature hein, mais la déconnexion est immédiatement enregistrée par les multiples structures de contrôle. Cependant, comme dans le précédent roman de Damasio, La zone du dehors, les ostracisés qui n'ont pas pu se payer le forfait standard organisent des réseaux de résistance. Les anarchitectes construisent partout où c'est possible des logements alternatifs avec des matériaux de récupération. Les proferrants dispensent gratuitement des cours aux oubliés du système en veillant à ce que les miliciens du consortium Educal ne viennent pas les arrêter. Des centaines de micro-sociétés auto-gouvernées (ZAG) essaiment sur tout le territoire et pratiquent la démocratie participative.
Venons-en maintenant à l'action. Le Récif (Recherches, Etudes, Chasse et Investigations Furtives) est un département à vocation pédagogique à peine toléré par la hiérarchie militaire dont il dépend. Son organisation est elle-même furtive. "L'implantation du bâti et des places", "la répartition programmatique", "la distribution entre espace intime et public" changent toutes les semaines. Ainsi "se forme l'élite des chasseurs", dans un mouvement perpétuel où rien n'est jamais stable, pour assurer leur protection et le secret de leurs missions. La population générale ignore tout des furtifs, les polices et milices aussi. L'amiral Feliks Arshavin, aristocrate amateur de grands vins, veille amoureusement sur ses recrues de haute volte.
La dernière en date s'appelle Lorca Varèse. Son humour est décapant : "J'ai quarante-trois ans, j'ai gagné vingt ans ma croûte en sillonnant des communes autogérées pour les aider à vivre ensemble, j'ai une expérience des collectifs épaisse comme un boeuf de Kobé, une culture alternative plutôt überfournie, je connais dix-huit mouvements pirates, une cinquantaine de hackers IRL qui te font des bleus quand ils checkent tellement leurs mains sont blindées de bagues - mais en réalité, je ne sais pas me servir du Nut ! J'arrive au maximum à passer trois niveaux de profondeur en me luxant le poignet et en traçant des cercles de beurre sur ma table, pour tomber invariablement sur des plasmaps, ces sortes de cartes rhizomatiques qui ressemblent à des amas de synapses sur lesquelles il faut zoomer en les faisant pivoter dans l'espace pour suivre les bons axones et trouver ce qu'on cherche. Donc souvent rien."
Mais cet humour est une défense bien fragile pour ne pas sombrer dans le désespoir absolu. Lorca est marié à la proferrante Sahar. Leur fille Tishka a brutalement disparu de sa chambre à l'âge de quatre ans. Il n'y a pas d'explication. Le deuil est donc impossible. Le couple se déchire quand Lorca émet l'hypothèse qu'elle est peut-être partie avec des furtifs. Puis se ressoude lentement lors des incessantes recherches qui les mèneront jusqu'à l'île de Porquerolles. Les furtifs est un roman d'amour dont les rebondissements émeuvent à en pleurer.
L'impossibilité de résumer brièvement un livre de plus de neuf cents pages m'oblige à taire bien d'autres personnages attachants, Saskia Larsen notamment, qui est traceuse sonore et joue magnifiquement de son olifant. Alors considérons le style. Alain Damasio le porte au plus haut niveau qui soit. Il violonne, slame, rappe, danse la capoeira et fourmille de mots-valises, (vendiants, périféeries, baraques à fric...), de trouvailles poétiques tantôt burlesques, tantôt romantiques. Parfois, truffé de signes diacritiques envoûtants, il fait de l'écriture une furtivité qui sidère le lecteur au point qu'il pourrait bien se transformer en céramique...
Lisez et faites lire Damasio, ce fin connaisseur de Debord, Deleuze, Sloterdijk, au service de l'humain qui résiste à l'hydre de la rationalité managériale.
Publiés initialement aux éditions la Volte en 2019, Les furtifs ont paru en Folio/SF en 2021. (11, 90 €)
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