Certains titres vous arrêtent et vous parlent aussitôt qu'ils apparaissent. Comme celui-ci : Sans adresse le regard n'a pas de bord. Myriam Eck signe avec lui son quatrième livre de poésie. Il est composé d'ensembles brefs qui accompagnent un dépli en cinq mouvements intitulé Quand le désir tend vers l'infini et dédié à Serge Saunière.
On pourrait croire que ce sont là des chutes de texte, comme des copeaux peut-être mais de quelle essence, ôtés à la matière afin qu'elle prenne forme. " Fabriquer du corps aux bords / De quoi tenir toutes ces têtes à habiter ", note l'auteure en équilibre instable entre le visible et l'invisible, la transparence et le flou pour accommoder le regard au dedans comme au dehors.
La quête de la pensée humaine reste un balbutiement depuis ses commencements. La mémoire retient si mal ce qu'elle oublie du réel qui n'a pas de lieu sûr. " A partir de quand la distance devient limite ? ", interroge Myriam Eck. Et comment la mesurer si elle porte en elle " la trace de l'effondrement " ?
Dans son ensemble intitulé Monstration, l'auteure évoque le pouvoir de la main, lequel est aussi empêché que celui du regard. Un visage (première apparition du mot dans le recueil) naîtra qui sait de la matière, si le geste ne s'écroule pas sur lui-même. Et Myriam Eck de noter plus loin : " Une main peut effacer l'épaule / Juste en la caressant ".
Comment, alors, ne pas en revenir à la question du désir en son dépli qui tendrait vers l'infini ! Quand l'Autre s'efface d'un seul geste, le désir, comme le réel, devient " un trou sans bord "*. Il n'a plus d'objet que lui-même. A-t-il seulement un fond dans le creuset du noir et du blanc ? Quelles traces en restera-t-il si elles en cachent d'autres et d'autres encore ?
Et Myriam Eck termine son recueil par un suspens adressé à Bernard Noël : Traverser le sol en tombant. Les copeaux de la langue se changent en flocons. Leur peu de substance les rend plus visibles qu'aucune matière. Quelque chose persistera. Le regard trouvera là son adresse. De nouveaux pas seront possibles sur la terre.
Cinq encres en noir et blanc de Serge Saunière font écho tout du long à cette poésie où ce qui est tu recouvre ce qui est dit. Elles esquissent, peut-être, cette insaisissable violence de l'ordre contre le désordre de notre origine.
Extraits :
Défaire ce qui se fait dans le regard
Ce qui à travers les yeux regarde la limite
Ce qui dans la limite limite le regard
*
Le noir n'existe que profondément
Un noir que le regard n'épuise pas
Un noir qui ne blanchit pas sous le regard
Sa force de rester au fond
*
Parce que tu as cru au visage tu l'as déchiré
Il est resté visage
La bouche n'était qu'un trou
Elle ne s'est pas fermée
Les trous ne font pas respirer
*
Les gestes ont dépassé le corps
Qui du ventre ou de la tête
A pris la main ?
*
Dégager la chair jusqu'à la ressemblance
Un visage fait basculer dans son trou
Un seul
Le tien
Aucune boue n'a vécu autant que tes traits
*
Où dormir dans la peau ?
Des nuits
Dans la tête
A aplatir le sol
Et s'il ne faisait pas bon garder les corps dedans ?
Sans adresse le regard n'a pas de bord de Myriam Eck, n'en doutons pas, saura retenir le lecteur attentif à sa part ineffable, ce "je ne sais quoi"* sans fond. L'ouvrage est publié par les belles éditions cousues main AEncrages & Co. Il coûte 18 €.
* Lacan
* Jankélévitch
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