Quand le corps manque de lieux sûrs, le paysage se révèle aussi insécure. Les failles du ventre et celles de la falaise, en leurs remuements sans cesse dépliés et repliés, accouchent du trouble désir "de finir là aux commencements".
Le lecteur de Falaise au ventre de Maud Thiria, sensible à ce qui le morcelle depuis qu'il est né, éprouve dès les premiers vers un indicible vertige. Quelque chose, sans doute, est mort au creux du ventre "vide et fossile". Qui empêche de désigner vraiment "le bas pays". Quelles boues le constituent ? Dans quelles nuits s'enfonce-t-il ? Maud Thiria écrit : "les plis de la falaise / te rappellent aux peaux vieillies / mal aimées / foetus fanés / à flanc de côtes / tes cicatrices et tes parois / ce qui sépare coupe et flétrit / les mots morsures et meurtrissures".
Le bas pays comme le bas ventre en ses bas morceaux, tout de suies et de suints, de craies et de cris, expriment autant la pierre que la peau dans la houle marine. La roche s'effrite et s'effondre. La peau poreuse, qui n'est pas habitable, porte dans les plaies le sel de la mer qui se retire.
Cette mer qui est aussi un creux. Bas comme la vie est basse quand elle s'éreinte à mettre bas. "corps mangé, émietté / bout de terre membre rongé / et la mer qui creuse encore / jusqu'à l'os / et la mer qui crache encore / des bouts de toi oubliés / roulés là / bâtons rompus", écrit Maud Thiria.
Le lecteur, s'il a un tant soit peu versé dans le marécage de la psychanalyse, pense à une naissance suffoquée avant que d'advenir. Les bouts du corps ne tiendront jamais ensemble. La vie est un avorton gluant dévoré par "la muqueuse des pierres". Les eaux, qui sait, se seront perdues. Alors la tentation est grande de réunir la mer et la mère dans un même empêchement. Et les mots eux-mêmes sont morts-nés. Comment les coucher pour les dire ?
La question à jamais sans réponse de la langue résonne tout du long du livre. Et c'est bien parce qu'elle n'a pas d'issue que l'auteure la pose. [Les mots bas sont cassés]. Leurs sédiments collent si mal à la peau pour mettre bas. Comment les imprimer au forceps si [la langue ne suffit pas à avaler leur suie ] ? En remontant, peut-être, non pas au commencement de l'humain mais à son origine.
Revenir "en sauvage" et au sauvage, "accoucher encore de la mer qui t'habite" dans la confusion des espaces et des espèces. Retrouver "les branchies d'avant". Le corps et le paysage, presque sûrs enfin malgré ce qui hante de la mère et de la chimère, ne manqueraient pas de quelque beauté, dans la forme comme dans la langue à inventer. Aux sources lointaines du vivant larvaire, tout au fond des eaux.
Extraits :
chairs
boutures boursouflures
plis et déplis
le ventre en faille
dans l'érosion du temps
tes côtes ne seront plus les mêmes
amputées nues écorchées
là où la mer appelle
sirène
aux cris de ta folie
*
tu voudrais accoucher
de palmes et de branchies
retrouver les fantômes
de tes pieds d'avant
pieds palmés là où la mer monte
ancêtres de pieds
palpitant dans tes creux
métamorphoses pour
avancer
malgré ce qui mord et déchire
Falaise au ventre de Maud Thiria fait partie des livres dont on peine à se détacher. Un assourdissant silence accompagne longtemps le lecteur après qu'il l'a refermé. Son corps ne va plus de soi, sa mémoire non plus. Ont-ils seulement été enfantés ? Par quelle mère ? Par quelle chimère ? Toutes ces questions-là, avec leur taraud, sur l'établi du vivre.
Courez ventre à terre chez votre libraire et offrez-vous ce recueil à nul autre pareil. Publié aux éditions Lanskine avec en couverture une peau minérale signée Maria Letizia Piantoni, il coûte 14 €.
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