Parfois, les mots manquent au chroniqueur pour écrire. C'est le cas avec ce roman bref, Si peu, qui dit beaucoup et plus encore. Le lecteur reste tout du long fasciné/épouvanté, allant de vertige en vertige. Il se demande, benoîtement, "Jusqu'où ça va aller ? Comment tout ça va-t-il finir ?" Et c'est bien d'un ça dont il s'agit, dont le tout confine au rien, tout en étant quelque chose, pendant une quarantaine d'années.
Caterina, à peine sortie de l'adolescence, est concierge dans un lycée de la banlieue de Rome. Elle appartient à la catégorie des invisibles. Vider les corbeilles à papier dans les classes, laver les sols, cela ne se remarque guère. En guise de bonjour le matin, c'est le plus souvent un signe de tête, furtif. Mais elle ne se plaint pas, cela ne lui viendrait même pas à l'esprit.
Lors d'une rentrée scolaire, arrive un nouveau professeur de lettres, Matteo. Il est beau, absolument beau. Et si jeune. Caterina l'aime tout de suite. Seulement voilà ! Il y a tout un monde entre l'univers d'une concierge et celui d'un professeur d'autant que Matteo écrit aussi des livres. Son premier roman obtient un franc succès, aussitôt traduit en plusieurs langues. Et le fossé entre les mondes se creuse davantage : "... maintenant que je connaissais Matteo... je comprenais que ce livre était important pour lui, il en avait besoin pour se démarquer de tous. Fais ce que tu dois faire et essaie d'être le meilleur. C'est ce que dès le plus jeune âge vous enseignent certains milieux. À nous, les petites gens, on inculque la résignation ou la colère ; à eux, la supériorité, même s'il convient de la cacher derrière un semblant de modestie."
Caterina a bien retenu les leçons de son milieu. Elle se tait. Même quand Matteo vient dans sa loge elle ne dit que les mots conformes à la situation. Aucun signe ne trahit l'amour qui la dévore. Son dépit devant l'indifférence du professeur ne transpire pas sur son visage. Même sa joie inquiète alors qu'il lui offre la photocopie d'un poème reste secrète.
Peu à peu un engrenage implacable s'empare du roman. Caterina n'a jamais quitté son quartier, "plus je m'éloigne et plus mon inquiétude grandit", et maintenant elle en sort. Prendre le métro puis trouver le bon bus pour aller piazza Vescovio, c'est toute une aventure. Des policiers pourraient lui demander ce qu'elle fait là ; elle devrait montrer ses papiers. Et pourtant, malgré ses palpitations de cœur et de chevilles, telles "un clou qu'on redresserait sous le marteau", elle ne renonce pas. Elle renonce d'autant moins que Matteo accumule les difficultés. Professeur peu soucieux des programmes, il est ouvertement contesté par ses collègues. Et son existence littéraire tourne au cauchemar. Seuls de petits éditeurs le publient encore, en catimini. Après les éloges, la férocité des critiques de province. Et la solitude. Alors Caterina prend d'autres métros et d'autres bus pour se rendre à l'université de Tor Vergata où l'auteur déchu prépare une thèse. Puis, en train, elle va tout un été à Pratoni del Vivaro, à côté du lac de Castel Gandolfo. Matteo y a une maison de famille... Puis, puis, en avion, mais chut !
Le ça qui tétanise le chroniqueur n'a pas fini de faire des siennes. Qu'en est-il de ce nain grimaçant qui surgit par trois fois dans la cour du lycée ? Ses intentions sont obscures et menaçantes. La psyché de Caterina se transforme en un théâtre sans planches. Il va falloir employer les grands moyens, il n'y a pas d'autre solution...
Si peu de Marco Lodoli, traduit de l'italien par Louise Boudonnat, est probablement l'un des meilleurs romans de cette rentrée littéraire. Publié aux éditions P.O.L, il coûte 18 €.
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