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Mon blog est celui d'un butineur effaré dans tous les champs du savoir. Et c'est ce même butinage qui m'a conduit à écrire des livres.

mercredi 23 avril 2025

Brigitte Giraud, Le désespoir amoureux de la vie


Pendant de longs mois, Brigitte Giraud a arpenté les couloirs du service de médecine interne à l'hôpital Pellegrin. Elle y a rencontré des femmes anorexiques "corsetées dans leur souffrance, à ce qui survit d'elles-mêmes dans une apparente symphonie muette de leur être". Elle a aussi rencontré les soignants, infirmières et médecins. Tous les vendredis, avec l'accord des patientes, elle a assisté au groupe de parole conduit par le Pr Gérard Ostermann, psychothérapeute et analyste jungien. Lequel "accroche les mots comme d'autres la lumière, portant quelques loupiotes dans leur coin sombre. Il guide des pistes de réflexion élaborées par les patients et non pour les patients. La parole est une voyageuse".  Enfin, elle s'est maintes fois entretenue avec la cheffe du service, Claire Seriès, "engagée depuis longtemps dans ce combat entre la vie et la mort...des anorexiques adultes".

Trois raisons ont motivé l'écriture de cet essai : dénoncer la parole impertinente (le corps médical véhicule tant d'a priori sur l'anorexie), offrir aux patients et aux soignants un véritable espace d'expression, sonner l'alarme sur les réformes hospitalières. De fait, les chambres du service réservées aux anorexiques ont été supprimées au nom de la rentabilité économique par les technocrates de l'hôpital...

Soucieuse de la pensée transversale, Brigitte Giraud a établi de nombreuses passerelles avec la littérature. Ainsi défilent à la barre des témoins Kafka et sa "hache qui brise en nous la mer gelée", Pessoa dont [l'âme était triste jusqu'à son corps], Fritz Zorn victime de son "éducation à mort" ; la normopathie tue à bas bruit, Amélie Nothomb auteure de la Biographie de la faim, Henri Michaux l'enragé contre lui-même au point de cracher sur sa vie...

L'anorexie étant l'auto privation du désir dans toutes ses représentations, la psychanalyse apporte un éclairage nécessaire alors que dans le monde hospitalier le clivage corps/esprit  empêche le soin. Brigitte Giraud rappelle que Joseph Breuer, qui inspira tant le jeune Freud, fut pneumologue avant d'inventer la psychothérapie. De même, Gérard Ostermann exerça d'abord la cardiologie. Bien sûr, comment pourrait-on penser sans lui "l'être parlant",  Lacan s'invite dans le fracas des voix intérieures. Se retrancher de la faim est aussi un retranchement de l'amour "qu'on n'a pas et qu'on veut donner à quelqu'un qui n'en veut pas"...

 En écho, Brigitte Giraud cite Nietzsche évoquant l'amitié brisée, qui n'est pas qu'un versant pacifié de l'amour : " Des montagnes et des torrents impétueux, et tout ce qui sépare et rend étranger l'un à l'autre, se sont mis en travers, et quand même nous voudrions nous rejoindre, nous ne le pourrions plus ! Mais lorsque tu songes maintenant à cette petite passerelle, la parole te manque, et tu n'es plus qu'étonnement et sanglots". Et l'auteure précise : "L'anorexie fait son travail de tri, aux dépens des personnes qui en souffrent. Elle a ce pouvoir terrible et désastreux d'épuiser les liens". Jusqu'à l'abandon. La relation avec les patientes, [trop fragiles avec leur corps de paille], devient nocive et insupportable... La maladie est une faute morale, une faiblesse coupable, une faute impardonnable.

Brigitte Giraud est une essayiste dont l'humilité favorise l'écoute de l'autre. Elle consacre de nombreuses pages aux paroles des femmes confrontées à cette expérience si particulière de la douleur, à la fois sécure et insécure. 

Mary : "Mon père me disait que je voulais les punir, mais il ne comprenait pas ce qui se passait en moi... Le fait [qu'il] soit pasteur représentait pour moi un idéal de perfection. Les gens pensent que les pasteurs font exactement ce qu'ils prêchent, mais ce n'est pas vrai... Il y a un formidable contraste : une partie de moi est anorexique et une autre adore manger et être à table."

Delphine : "Le sexe d'un homme de 50 ans entre difficilement dans la bouche d'une enfant de 7 ans. Je m'exécutais, sans rien dire, mais au fond de moi, je savais que ce n'était pas normal... Mes parents ne me croient pas ! Ma mère dit : ça arrive chez les autres, pas chez soi ! Mon père dit seulement : tu as fait un mauvais rêve !... Tout ce qui passe par ma bouche me rappelle l'horreur. Je perds 29 kilos en 3 mois."

Audrey : "Mon anorexie, elle est la conséquence du suicide de mon cousin... Je n'ai jamais eu envie de me tuer. C'est justement la rage de vivre, la rage d'exister, la rage de tout, quoi !  La rage de bouffer la vie ! Je suis en colère devant ce que j'ai vécu et de m'être rendue comme ça... La colère, c'est le chemin de la guérison... Avec ton livre, je pourrai dire que je suis fière de m'être sortie de cette maladie."

Annie Carrère et Amandine Gaboriau, infirmières, ont également confié leurs perceptions  de l'anorexie et leur attachement aux patientes. "C'est avec nous qu'elles ont un temps de parole régulier. Elles nous livrent certaines choses qu'elles ne vont pas forcément confier au psychologue... On a eu des personnes souvent qui arrivaient de réanimation, dans un état de maigreur extrême, ça nous angoisse, parce que parfois, oui, c'est à la limite... Tout en voulant les aider, on doit rester aussi en recul pour ne pas nous-mêmes nous mettre en danger."

Alors qu'en 2025, les troubles du comportement alimentaire font de plus en plus de victimes et que le libéralisme pille ce qui reste encore de l'hôpital public, l'essai de Brigitte Giraud émeut profondément le lecteur et le chroniqueur. L'anorexie, maladie de la solitude intrafamiliale et extra-familiale, sociale et sociétale, a encore de longs jours sans pain devant elle, en ce monde où, comme l'a dit le pape François, "Pour le capitalisme l'homme est un déchet !".

Le désespoir amoureux de la vie / L'anorexie un mystère galvaudé est, amoureusement, préfacé par Claire Seriès et Gérard Ostermann. Publié en 2009 par les éditions Le Bord de l'eau, il reste disponible en librairie et sur le site de l'éditeur. Il coûte 14 €.

Image de couverture : peinture de Brigitte Giraud

 

 

 

 

 

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