Qui êtes-vous ?

Mon blog est celui d'un butineur effaré dans tous les champs du savoir. Et c'est ce même butinage qui m'a conduit à écrire des livres.

jeudi 10 avril 2025

Rester à ma place, (1)


Depuis toujours j'ai appris à rester à ma place. Le dimanche, qui était un jour de viande là où j'ai grandi, je ne me suis jamais assis à la place de mon voisin pour manger sa cuisse de poulet plus grosse que la mienne. À l'école je restais à ma place. À l'épicerie du village je restais à ma place. À l'église je restais à ma place.  J'y restais placidement, l'œil un peu bas, les jambes molles. Une place, c'était un point sur un plan. Facile à repérer et à retenir. Le plan ne changeait pas au gré des saisons même si quelque brouillard en estompait parfois les lignes. Le point non plus ne changeait pas. Rond comme une bille, il aurait pu rouler ailleurs. Le plan avait ses à-côtés, ses apartés, ses parenthèses, ses coulisses, ses inclinaisons où mon corps se serait perdu. Je n'étais pas assez fou pour risquer de perdre mon corps. Je n'en avais pas encore plusieurs. Quand je me couchais à ma place dans mon lit, il respectait les lignes et les points du plan. Que me serait-il arrivé si mes jambes et mes bras s'étaient abandonnés à d'improbables intersections ? Mes rêves auraient battu des campagnes trop sauvages, les rivières prenant la place des coteaux, et les agneaux, soudain armés de dents de loup, se seraient jetés sur mes appendices. Quand les rêves ne restent pas à leur place, rien ne va plus, les jeux sont faits pour des siècles et des siècles et vous êtes irrémédiablement perdu !

Je ne voulais pas être perdu. Ignorant tout d'où je venais, je restais avec ce qui me restait, qu'on ne pouvait pas me prendre. Ma peau. À sa place.  

Puis ça s'est gâté. À bientôt soixante-dix ans, je me demande encore ce qu'était exactement ce ça qui, par définition, désigne un ensemble flou. J'avais une douzaine d'années et d'autres durées commençaient à me miner de l'intérieur. L'ennui, notamment, me durait longtemps. Il me tenait des heures, assis sur la première marche qui menait au grenier, et je devinais que je n'étais plus à ma place. Mes yeux relevaient leurs paupières. Mes jambes se mettaient à frémir comme celles des chevaux impatients. Mon visage s'en ressentait avec son front buté. Souvent il pleurait. Là où j'ai grandi, on n'avait guère l'habitude de pleurer. La peine se fondait dans les travaux du jour. Parmi les bêtes à panser, la terre à faire profiter. Et pour les mots c'était pareil. Tracés au cordeau sur le sillon des labours. Penchés vers les bas bouts des vaches à traire et des écuries à récurer. Le dimanche seulement, il s'autorisaient à dire autre chose que des outils. Des petits bonheurs s'inventaient en reniflant le jus des sauces et le piètre bouquet du vin vert. Je n'aimais pas tellement les sauces. Le vin manquait d'ampleur. Je m'ennuyais.

Peu à peu, une autre place s'est installée en moi. Elle n'était pas un point sur un plan. Elle n'avait aucune étendue de matière facile à retenir. Et pourtant, de vibration en vibration, de résonance en résonance, elle a pris toute la place. Mes jambes et mes bras se sont dépliés. Mes yeux agrandissaient à mes entours les contours des visages et des paysages. Les lignes courbes dessinaient des métamorphoses. Rêvais-je ? Les sortilèges des vieilles campagnes s'étaient-ils emparés de moi ? Non. Je savais que je ne rêvais pas. Je savais que les chimères païennes des champs et des marais n'avaient pas plus de valeur que les chimères divines sur les bancs de l'église. Et c'est ainsi que la place du dedans a débordé dehors.

image : Une certaine idée de la ville et du monde, à Prague

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire