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Mon blog est celui d'un butineur effaré dans tous les champs du savoir. Et c'est ce même butinage qui m'a conduit à écrire des livres.

jeudi 17 avril 2025

Rester à ma place, (3)


Malgré mes longues solitudes avec les peuples des combes et des marais, je rencontrais des personnes de mon âge. Je m'étais lié, je ne sais comment, avec les enfants du facteur. Le facteur, évidemment, occupait une place importante, comparable à celle du maître d'école. D'ailleurs, la poste et l'école se côtoyaient dans le même bâtiment sur la place du village. De construction récente, elles incarnaient aux yeux des paysans la modernité joyeuse après la deuxième guerre. De fait, l'époque était prospère. Les tracteurs remplaçaient les chevaux. Les moissonneuses-batteuses remplaçaient les moissonneuses-lieuses. Et la place des gros propriétaires s'en trouvait renforcée. 

Je ne me souviens pas si les enfants du facteur avaient conscience d'occuper une place plus grande que la mienne. Ils consentaient à ce que je me joigne à leurs jeux et c'était pour moi une sorte d'adoption. Je connaissais le mot "adoption". Tous les enfants abandonnés le connaissent. Soit ils sont adoptés, soit ils sont placés. Bien sûr, les fils du facteur n'ignoraient rien de ma situation mais il n'en a jamais été question entre nous. Et leur mère m'aimait bien. Parfois, l'après-midi, j'étais invité à une partie de Mille bornes. Et c'était tout un univers qui m'apparaissait, si vaste que je ne réalisais pas mon étonnement. Là où je grandissais, les meubles ne sortaient pas de leur fonction. La table de la cuisine avec sa toile cirée, les chaises autour n'exprimaient aucun signifié implicite. Alors que là où nous jouions, quelque chose d'autre était suggéré. La seule présence d'un bouquet dans un vase, si humble fût-elle, disait un usage différent de la vie quotidienne. Ici, on accordait du temps à la beauté. Et on jouait avec les gosses. Je n'avais jamais joué à un jeu de cartes. Il a fallu m'expliquer qu'une botte pouvait me sauver d'un coup fourré. Ah ! la magie des bottes ! Bientôt, celle de Lagardère, étoilée sur le front du prince de Gonzague m'enchanterait longtemps ! La petite noblesse contre la grande, qui affirme à la pointe de l'épée les valeurs du courage et de la justice, voilà qui me parle encore aujourd'hui. 

Hélas, empêtré dans ma langue comme dans mon corps, je n'avais aucune botte pour contrer les coups fourrés. Et c'est bien de langue dont il s'agissait. Ma nouvelle place, en ses débords intérieurs et extérieurs, manquait de vocabulaire. Je ne savais ni nommer les émotions qui me tiraillaient à hue et à dia ni les sentiments sur les plis des visages. De même, mes conversations avec les peuples des échasses derrière les murs abandonnés tournaient court faute de matière. Aussi, quand un mot venait jusqu'à moi, je m'en emparais comme si je l'avais volé. Isocardium, par exemple. Un isocardium est un mollusque à coquille renflée. Un jour, pérégrinant mollement parmi quelques talus, parlant qui sait aux oiseaux de passage, j'ai aperçu un fossile en forme de cœur et, justement, c'était un isocardium. Une charrue l'avait peut-être déterré. Un rayon de soleil s'était peut-être égaré jusqu'à lui. Afin que nous puissions nous rencontrer. La terre et le ciel étaient-ils doués de volonté ? Si oui, quel dessein les animait ? 

Je me suis dépêché de glisser l'isocardium dans ma poche et me suis effacé avec le paysage. Il ne fallait pas qu'on me voie. Il ne fallait pas qu'on m'entende. À la maison, je n'ai rien dit. L'isocardium aurait dérangé jusqu'au balancier de la comtoise. La lumière sous les allèges se serait figée. Le mot même d'isocardium n'y avait pas sa place. Aussi ai-je été soulagé quand je suis monté me coucher. Enfin seul avec ma découverte. Je ne sais plus si nous avons tenu quelque conciliabule, dans le noir qui se prête aux confidences. Les cœurs de pierre se livrent-ils davantage que les cœurs de sang, avec leur mémoire longue, si longue ? 

Le lendemain matin après le café au lait, je suis allé ébrouer ma fatigue dans les rues du village. J'avais depuis quelques mois le dos si penché qu'on me répétait qu'une bosse y pousserait bientôt. Et c'était pire ce matin-là, avec mes rêves mal éveillés. Je ne sais comment, mes pas m'ont conduit au bureau de poste. La femme du facteur m'a souri de son sourire de mère et je lui ai dit que j'avais trouvé un isocardium. Son sourire s'est aussitôt éteint. Un quoi ? Pris en faute, j'ai bredouillé une définition peu convaincante et la sanction a été brutale. Eh ben ! si tu parles comme ça au moulin, (j'habitais près d'un moulin en contrebas du bourg), tu dois les fatiguer. Le mot isocardium était une propriété privée sur laquelle ma nouvelle place ne devait pas se risquer. 

Image : Prague encore

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