L'animal, le végétal et le minéral entretiennent des liens dont l'homme a la prescience depuis ses commencements. Ils questionnent l'origine du Grand tout et du Grand néant et continuent d'engendrer dans toutes les civilisations bien des mythologies, des philosophies, des narrations, des œuvres d'art...
Dans ses Poèmes dévalés jusqu'au ballast endormi, Pierre Gondran dit Remoux transitive l'errance. Des friches de la ville aux "bétons morts à peine nés", des arbres impotents et soumis aux chairs végétatives dans le "sous-bois de nos vies", l'écriture précipite ses précipités de sable et de sillons. Solide ou liquide, le réel n'est pas un "garde-corps" contre la solitude et le désespoir. "Triste vie que de ne pas savoir si on est du vide entouré de plein ou du plein percé de vide" ! Les cohortes d'autocars dans le Tunnel borgne s'en ressentent. La Baleine en son inexorable esseulement au plus profond du gris s'en ressent. Les escargots fossiles d'Étretat, dans "l'expansion de la mort micrométrique" cependant que vomissent les eaux rugissantes, vont jusqu'à tuer les géologues et s'en ressentent aussi. Les hommes se trouvent fort désemparés de tous ces dévalements. Pauvres marionnettes au rire détraqué, enfumées par quelque paire de seins sur la plage, que vont-elles devenir si tout leur échappe ? Alors voguent et revoguent des pluies d'épithètes dans les ressacs du souvenir. Les berlingots offerts par le grand-père sont "... chevauchés, enrobés, croqués, empoussiérés, mélancolisés". Les tours de manège sont "... huilés, boulonnés, grimpés, dégueulés, enivrés".
Les deux mouvements suivants, Expansion de la louve et La nuit darwinienne déplient les agissements de la terre et de l'eau, des fumées et des vapeurs. La fragilité de l'homme y transpire entre les sédimentations minérales et végétales. Les épithéliums du dehors et du dedans, sensibles aux boutoirs amoureux violents comme un coup de bêche, sont mis à mal dans les antres forestiers. Quelques fantômes passent, de brume, de spleen, enfin le croit-on. La "conscience vert-sale" s'imagine des plaies que les jambes trop maigres ne savent pas porter. Et c'est le même tumulte des corps dans les nuits électriques, sous les stroboscopes qui hachent les danses. "Pas assez de corps pour autant de bras - une nappe de fumée glycol monte soudain du sol et je suis seul y'a plus que des fantômes à robe d'améthyste de longs fantômes tordus de douleurs fantomales". Même les chromes sous les néons des lavabos s'en ressentent quand la vodka diamant gerbe sur l'émail.
Après les proses où dévalent tous les registres de la langue et du vocabulaire, Pierre Gondran dit Remoux, Ivre de cabanes, donne à lire ses vers de tourbe et de mousse. Le ton est plus apaisé, un peu élégiaque parfois dans l'adresse à l'errante en ses arpents de "fûts que le ciel fait noirs" et de neige en "eau de lait". Une prière naît aux lèvres du poète : "Vois la feuille derrière le feuillage / Au premier matin / D'avant le vent dans les feuillages / Accueille-la comme main accueille forme". Mais qui est donc cette errante ? De quelle mémoire sans bord vient-elle qui "garde la marque des passages" ? Le lecteur devine çà et là, à l'entour d'une charogne dont la panse grouille encore, quelques restes des enfance qu'on mythifie comme on mythifiait autrefois dans les combes. Pierre Gondran dit Remoux continue de marcher longtemps "Pour un instant se sentir de nouveau / Ivre de cabanes". Avec la compagnie du gui et des freux en hiver, avec l'effarement aux premières nuées des hannetons sur les vergers, avec le charbonnier et ses contes perdus sous la hutte. Si loin si près qu'on pourrait en pleurer en se souvenant de tout ce qu'il aurait fallu rire. Et voilà que surgit l'image d'un chevreuil. Elle nous saisit dans une éclaircie de lumière. Durera-t-elle au-delà d'un battement de paupières ? À nous, lecteurs, de marquer son passage, de lui donner forme avec nos mains. Elle ne disparaîtra pas.
Extraits :
Carrières
mains grumeleuses caressant le
verre cathédrale, pulpe du doigt
sous la faïence hachurée, index
dans la rainure suie d'un pilastre
de pierre blonde, sous ton ongle
l'écaille d'un volet, des carreaux
ocres qui rayonnent en ton dos, à ton mollet nu le crépi ébarbé,
entre pouce et index, du sable sale à l'ourlet du mur, ta cicatrice
au banc de bois peint
*
Les cris du veau rouge
Traversent la combe
Font la terreur des bêtes domestiques
Jettent hors du gîte les lièvres jaunes.
L'homme, tout noir de tourbe endormie,
Avance lentement
Crache la sueur grise qui glisse en sa bouche
Porte à main droite un second soleil.
Il parle à la mère - "ma pauvre,
Les pattes de ton veau sont cassées,
Ma pauvre ma pauvre." -
La vache n'est qu'yeux.
Le soleil disparaît comme le cri s'éteint.
La poésie contemporaine courbant trop souvent l'échine sous le poids des commodités à la mode, c'est grande joie que de lire et relire Pierre Gondran dit Remoux. Il y a tant à gratter de l'index sous l'encre de ses mots. Pour mémoire, nous avons déjà chroniqué ici quatre de ses recueils : Trois cailloux au fossé, Quelques bois, Les arbres indéfendables et Banc.
Poèmes dévalés suivi de Ivre de cabanes est publié chez PhB éditions. L'ouvrage compte 94 pages et coûte 12 €.
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