lundi 27 mars 2023

Revue Meteor, numéro 4

La revue Meteor est publiée par les éditions La chouette imprévue. Cette quatrième livraison se déplie sur le thème du vertige avec une invitée de marque qui se démarque : Sandra Lillo. Sous une photo de l'auteure penchée à sa fenêtre, quelques éléments de repères. Cette référence notamment au maître de l'ultra-bref qu'était Raymond Carver. Ce commentaire aussi, sur son écriture : "mélange subtil de fragilité et de force". 

Après avoir publié Les bonbons pleurent au Castor Astral en 2021, Sandra Lillo, veillée par les tendres soins de Valérie Rouzeau, fera bientôt paraître Rosetta chez le même éditeur. 

Dans son récit Rezé - Nantes, le 15 octobre 2022, Antoine Maine raconte l'aller-retour de Paris à Nantes en TGV en compagnie du photographe Benjamin Teissedre. Quelques éléments de leur rencontre avec Sandra Lillo dans son appartement s'ajoutent à la ligne discontinue des espaces et des durées. "TGV. A 11:10, le train roule à 295 km/h et bientôt ce sera 297. Est-ce que le poème peut s'écrire à très grande vitesse ? Je pense à Sandra Lillo à la  table de sa cuisine en train de remâcher les  mots de sa vie. Sandra qui semble si fragile, comme consumée de l'intérieur. A se demander si ce n'est pas le poème qui la dévore ainsi."

Dans la lettre qu'il écrit à la poète, Julien Carré note cela : " La poésie n'a, peut-être, de sens que si elle épuise toutes les images, que si elle roule entre ses doigts (brunis d'ombres, lunulés de lumières) les mots avant de les fumer."

Enfin, dans Les bonbons pleurent et les poupées gueulent, Ramiro Oviedo observe : "Sandra Lillo sait rester discrète, mais elle ne se tait pas, quand les bonbons cessent de pleurer. Sa discrétion est dangereuse, comme un cocktail Molotov".

Trois beaux témoignages dans leur émotion. En les lisant, Sandra Lillo aura peut-être grillé une autre clope et la fumée dans ses yeux aura piqué.



Les pages consacrées au vertige s'ouvrent avec un portfolio de Balthazar Leys.  Défini (ou indéfini) comme "chasseur nomade de paysages, de cabanes cachées, de jardins oubliés et de forêts inquiétantes", il livre également son regard personnel sur les "désordres de la société globale". Ramiro Oviedo décrit l'artiste comme un adolescent qui serait resté en pyjama, accessible à toutes sortes de conversations et naturellement porté vers l'humain. Son engagement, qui n'est pas directement politique, apparaît d'autant plus dans son oeuvre. Loin des sentiers balisés où vont les touristes fantomatiques, ses cabanes sont des lieux pour tous les refuges, tous les souvenirs retrouvés, dans la solitude ou le partage. Et Sébastien Kwiek ajoute : "Le ventre de la cabane est une galaxie qui joue à cache-cache. Un lieu d'étoiles à l'abri des dévorations."

De nombreux poèmes réunis autour du vertige s'ensuivent. Romain Fustier évoque les paysages défaits par les assauts des eaux contre les terres et [les vaches tombent presque dans la mer]. Sylvie Durbec a le Tournis quand "les murs ont tendance à imiter les rideaux". Le monde pourrait s'écrouler. Marlène Tissot imagine une chute sans fin où "le vide est lisse. On glisse, comme la merde dans les boyaux." Fabien Maréchal tire le cadavre d'un chien mais arrivé au désert, "il ne traîne plus que des os en laisse / ce sont les siens". Dans Eboulis (bribes), Emilie Gévart marche au bord de la falaise avec un compagnon et note : "Il pense encore pouvoir réparer. Sauver ce qui reste de nous. Ce reliquat de notre histoire. Je sais qu'il est déjà trop tard. C'est le matin. J'ai 24 ans. Je mourrai. Dans longtemps. Ou bien je saute." En contrepoint, le vertige de Pierre Rosin est plus apaisé : "le roulis de la mer [est] comme un doux vertige  une vibration en harmonie   avec celle des autres".


Extraits :


C'était son habitude

Chaque dimanche matin

avec une allumette

il enlevait

les vertiges qu'il avait dans les oreilles


Il entendait la chemise d'un ange craquer

sur l'étendoir

ainsi que le raclement de gorge

du chien le prévenant

de l'arrivée d'un papillon

entré par la fenêtre


Pour comprendre le monde

il nous faut loucher

En nous voyant doubles

nos yeux révèlent

que nous sommes plusieurs

à remonter des précipices

Nos pieds louchent entre leurs orteils

Le silence trébuche entre deux paroles

qui ne s'arrêtent pas de tomber        (Serge Pey)


J'ai vu glisser le soir sur la cabane et sous les

parasols.

On aurait dit un vieux journal emporté par le

vent,

ou, pareil,

la caresse amoureuse d'un homme qui tombe.


On raconte que les planètes se voient à l'oeil nu

quand on lève la tête vers les horloges et les

étoiles,

du plus loin du ciel au plus près dans nos

veines,

les tiennes et les miennes,

tic tac tic tac

un vertige de poussière suspendue dans l'air

comme une question après l'autre,

qui n'a pas de réponse

pour les vivants.    (Brigitte Giraud)


Sise à Amiens, la revue Meteor coûte 14 €. La qualité est également au rendez-vous dans sa présentation, son papier et le grain des images. Vous pouvez la commander sur le site des éditions La chouette imprévue : www.lachouetteimprevue.com


Je me permets de dire au lecteur que j'ai aussi un texte dans cette quatrième livraison.

mardi 21 mars 2023

Béatrice Mauri, Reste (s)

 


"le peu est par la soustraction ce qui reste en moins et continue à soustraire l'être du peu".

Voilà, posée comme un théorème par Béatrice Mauri dans son livre Reste (s) une définition du manque sur laquelle le lecteur s'attarde longtemps. Presque en deçà du rien... Ou à peine au-dessus... Sur un fil flou où l'être essaie de se ressaisir, de rassembler les résidus qui le constituent encore. Mais le vide sans cesse menace. Ainsi en est-il de tout humain avec une conscience aiguë de sa ténuité. Il en connaît la sape souterraine, l'effacement progressif, y compris quand il ne s'appartient pas pleinement. Dans l'absence qui "n'est qu'un retard nécessaire à ce qui doit arriver". Pour un peu de présence au maillage improbable.

Se pose alors la question du langage et de la langue. Comment des petits riens éparpillés peuvent-ils construire un tout qui tramera des traces ? "le mot peiné parle peu sans histoire il reste ainsi une définition sans expression fragile comme ce peu qui veut perdurer là où ce tout phénoménal engloutit un mot commun mais ignoré encore comme un manteau confortable qui perce une doublure pour peu que cela se voie", écrit Béatrice Mauri. Et cependant un récit a lieu  jusque dans "la narration banale qui parle pour ne rien dire près d'une gorge éteinte". Quelques restes d'histoires, tantôt extraites et tantôt ébauchées, parviennent à dire le peu malgré le puits sans fond des phénoménologies. Il y a toujours quelque [creux à effleurer], quelque [vide à creuser au risque d'étouffer], pour vivre quand même des petits brins qu'on retient.

Des visages traversent l'écriture et persistent dans la mémoire. Celui de la brodeuse obstinément penchée sur ses ajours. Comment peut-elle accomplir jusqu'au bout les gestes "à piquer dans l'oubli" ? Sa main hésite au bord du manque comme la main de l'auteure hésite "à laisser une dernière trace un deux trois mots qui parlent de ce qui ne sera jamais dit". Il y a toujours des doublures dans la peau du réel et des faux plis qui abîment les doigts et biaisent les mots. Le fil à tisser et la corde à linge résistent mal aux fragmentations de l'être. Tout en permettant l'apparition d'autres visages aux prises avec les représentations perdues, dans la mémoire ancienne des forges et des verreries. Cependant qu'un bandonéon, entre prière et complainte, les accompagne.

Dans la banalité. Pour continuer à durer. Un bout de table orange, un tuyau où on entend la pluie, des géraniums en mal de floraison, un morceau de pain qu'on rechigne à jeter et, encore elle, la corde à linge qui dit, peut-être, un état indéfini de la solitude. [tous ces riens quotidiens que le peu n'oublie pas] émeuvent le lecteur. Ils donnent du corps au regard que Béatrice Mauri nomme l'iris. Mais que perçoit-il vraiment quand son cercle se défait au coeur du vide ?

Reste (s) est le sixième titre publié de l'auteure. L'écriture y est moins fracturée que dans ses livres précédents, Ienchs ou La fautographe. Elle compose avec le silence représenté par les grandes étendues de blanc qui traversent les pages. Un silence où les mots bruissent et taraudent comme des revenants : oui, un rien, ici, un peu, alors, oui, ici... Il faudrait les imaginer portés sur une scène nue et sans bords. Le plus souvent, on ne verrait du corps que la bouche, à peine ouverte. Parfois, une main blanche essaierait d'attraper quelque chose quand, au loin, on entendrait des remuements.

Notons enfin la belle image non signée qui habille le livre : un pan de mur et son revers, avec ses restes près de la chute. La doublure déchirée du plâtre, les joints à nu, quelques coulures comme une sueur, anonymes.


Extraits :

une journée de plus un reste de larmes suspendues près d'une épingle qui répare un linge ici où ce qui peut s'habiller réunit parfois des corps ici défunts là tout près d'une larme qui perle vers le fond un feu où l'iris demeure dévale des collines d'ambre pour encore souligner le reste de cette erreur fatale un phare qui guide ce peu d'histoire enduite pour le reste une folie qui vient

*

l'iris demeure sec comme une gorge sans eau sur une étendue de jardin aride qui ne répond pas, un rien une sous conversation toujours interrompue une fragilité sur un coin de table orange qui rougit à force de non sens sans pouvoir dire ici vraiment


Ce beau et émouvant livre de Béatrice Mauri est publié aux éditions LansKine. Une postface réussie de Jean-Marc Baillieu l'accompagne. Il coûte 16 €.


Ienchs (éditions Les Moires 2016) et La fautographe (éditons LansKine 2019) sont également chroniqués sur ce blog.

vendredi 17 mars 2023

La page blanche, N° 59 & 60

La revue de poésie La page blanche a été fondée en 2000 par Constantin Pricop, Pierre Lamarque et Mickaël Lapouge dans la région bordelaise. Elle est aujourd'hui dirigée par Matthieu Lorin. Disponible sur internet, elle paraîtra aussi en papier dès le mois prochain.

Le numéro 59 d'avril 2022 publie le quatrième chapitre du roman de Constantin Pricop, La nouvelle éducation sentimentale, et renoue ainsi avec la tradition feuilletoniste. Le lecteur trouvera dans cette livraison un long poème anaphorisant de Jean-Michel Maubert intitulé Je ne suis pas là. Emilie Panisset propose sept poèmes de son recueil inédit Asile. La rubrique Poètes du monde ouvre sa page à Samuel Beckett avec un extrait de Peste soit de l'horoscope et autres poèmes ainsi qu'à Sarah Kane avec un passage de Amour de Phèdre. Enfin, les Notes de... donnent la parole à Jérôme Fortin (La science à gogo) dont l'humour grince aux commissures et à Tom Saja (La nuit est une chienne pour le chien) qui considère dieu comme un "maçon de pacotille".

Dans le numéro 60 de juillet 2022, Jean-Louis Van Durme, Bruno Giffard, Gorguine Valougeorgis et Tristan Felix sont les Poètes de service et ils le font bien. Dans "la solitude comme malentendu originel", quand "la langue recule entre ses dents de désolation". Avec des yeux "devant les yeux qui cachent la vue des oiseaux comme les chimères dans le congélo" et des "corps balancés en plein vol [qui] crèvent le cristallin des nues". La rubrique Poètes du monde ouvre sa page à quelques vers de René Char extraits de Commune présence et à la proclamation signée Angèle Vannier, laquelle "adhère aux filles de joie qui se promènent dans les chansons à boire. Suit un Zoom sur... Abdellatif Laâbi où l'auteur évoque l'évolution de la disposition spatiale de ses textes. Quelques poèmes, Vers l'autre rive et Prière notamment, en témoignent. Enfin, dans Notes de..., Patrick Modolo propose un nouvel art poétique, celui de la transprose : "et je me prends à écrire en transprose        comme on prendrait le transsibérien        et mes vers se heurtent au chaos des chemins        non ferrés".


Extraits N° 59


Question


Tu sais bien que ce monde n'épargne pas les rêveurs

(alors, dis-moi, pourquoi continues-tu

d'errer dans ce jardin des pluies ?)

Là où des feuillages ploient sous

la lumière translucide,

où la poussière se laisse voir

presque à l'oeil nu

dans les déplacements et les ondulations indiscernables

du vent et des ombres

on dit 

que l'air est plein de particules (Clément Gustin)


Rêve de colle


J'ai rêvé qu'il pleuvait de la colle. Que je restais collé à une belle inconnue, très douce (nez contre nez bouche contre bouche). Et que les méchantes personnes qui tentaient de nous séparer dans le rêve se débattaient, impuissantes, à vingt mètres de nous, collées à l'asphalte. (Fabre-Arsène Dulac)


Extraits N° 60


Cette lumière rasante    qui vous prend de côté    scindant les passants en deux    une partie que l'on dit saine


et une autre honteuse        vois-tu, j'ai une tendresse pour la bassesse        des jambes se baladeraient sans disgrâce        sans toutes ces faces encravatées        qui conspirent à longueur de journée        sur comment s'y prendre sans bavure        pour tuer le soleil        et museler sous peu

son éternel disciple        porteur de feu. (Grégory Rateau)


Sur le carrelage

A force de gratter les case vides

Le silence des bleuets (Sandy Dard)


Lectrices, lecteurs, n'hésitez pas à vous coller à la version papier de La page blanche dès avril qui vient, pour la modique somme de 5 euros.

mercredi 15 mars 2023

Céline Walter, Duende

 


Duende de Céline Walter se déplie en dix mouvements qui disent l'empêchement à étancher la soif quand le corps n'est pas un lieu sûr.

L'auteure fait l'expérience des hautes solitudes dans un retrait campagnard où elle est venue écrire. L'être aimé lui manque, "j'ai peur de moi sans nous", et d'obscurs démons reviennent la visiter. L'égarent au hasard des grands espaces de la maison. La baignoire et le rideau de plastique dans la salle de bain en menacent l'équilibre. Se rendre à la cuisine et laver longuement (trop longuement ?) un couteau pour couper une tomate ne va pas de soi. Trop d'embûches peut-être dans les durées mal emboîtées. Il faut conjurer ce qui hante en marchant sur les joints du carrelage et rassembler les mots du courage. Enfin, il faut apprivoiser la tomate elle-même. "pourvu que son jus coule et arrive jusqu'à moi qu'il en comprenne le circuit mes balises qu'il me dise si j'ai encore un ventre un port de tête au clair", écrit Céline Walter.

Et le dehors est aussi insécure que le dedans. La terre et les escargots sans sillage respirent le mensonge. Les chevaux apparemment blancs dans le pré n'apaisent pas le tourment des questions. Qu'ont-ils au fond des yeux qui pourrait désigner la peur ? Que signifie la hâte soudaine du vent qui échoue à traverser la promeneuse ?

Si réponse il y a, (on ne se pose que les questions auxquelles on sait qu'on ne sait pas répondre, dit Lacan), elle tient peut-être au "mal à venir qui pourrait s'accrocher et m'éjecter du monde". Un mal qui donne envie de [cracher le ventre] quand "la nuit perd ses eaux sur une table de travail encore vide". Quelque chose manque dans les racines du vivant. Des corps étrangers au corps engendrent des suffocations. Il faut boire de l'eau. Encore et encore. Mais tant de spectres assiègent la forteresse vide. Quelle est cette "femme au visage durci par une promesse à tenir" ? Quelle partition jouent les musiciens qui accompagnent la danseur en habit noir dans la nuit blanche ?

Les mots sont aussi empêchés que le corps pour approcher l'indicible sans cesse dérobé. "Je ne veux pas naître d'eux", écrit Céline Walter. Ils n'ont de réalité ni dans le cri ni dans le duende majuscule. Ils ne sont pas apprêtés au cantejondo (le chant profond de Lorca) de la vie et de la mort. Le manque les coupe aussi, à la racine, pour étancher la soif d'amour. Mais le livre, tout tremblant soit-il en ses fièvres, parvient à déplier les lignes du visage de l'aimé et les ombres couchées qui dansent, de ce côté-ci et de de ce côté-là des murs. La forteresse n'est pas toujours vide. Elle porte parfois "une petite robe noire impeccable". Qui frissonne de bien des tumultes quand l'âme s'y multiplie et s'éparpille.


Extrait :


je n'en peux plus de moi

ici

traversée


ma gorge va céder comme un pas de vis à force de serrer

le frigo lui s'éclaircit la voix puis ronronne

la tête balbutie - c'est un démon d'hier fait pour moi

j'entends tout de ses déplacements

il chuchote il aboie

l'homme fait le bébé avec sa bouche

il fait son intéressant avec ses doigts

il arrivera

ici

dans quelques jours quelques mois - mais je le vois déjà

qui crie

qui pleure

qui rit de toutes ses dents

il est content d'avance - il va naître

ici


Duende de Céline Walter, dont l'avant-propos est signé Serge Pey et la postface Ramuntcho Matta, donne également à voir quelques images fantomatiques d'Amel Zmerli. Le lecteur peut scanner le QR code de la quatrième de couverture et accéder à l'exploration sonore du texte. Le livre est publié aux éditions Tarmac et coûte 19 €.

lundi 13 mars 2023

Pierre Gondran dit Remoux, Trois cailloux au fossé

 

"tôt la mère a su - l'enfant perdu." Il faudrait imaginer la mystérieuse prescience qui a forgé cette implacable certitude. Jusqu'à la folie. L'enfant disparaît longtemps dans les replis de la campagne et on pense aux mythologies populaires de l'enfant sauvage au dix-neuvième siècle. La mère le trouve le soir, endormi près d'un étang, son sommeil bercé par des libellules bleues et rouges. On ne sait que dire de lui dont les pas ne déposent aucune trace sur la terre meuble. A quoi pense-t-il ? Tient-il des soliloques, le regard figé par le bercement des ajoncs ? On n'apprend de sa vie que son refus d'aller à l'école. Les "leçons de choses" lui sont données par les "traités naturalistes brunis dans l'ombre des armoires". Quant à la tendresse, les vieux grimoires étant peu diserts sur le sujet, la mère de l'enfant ne se fait guère d'illusions. Et pourtant ! Quand il lui montre les "portefaix bigarrés" pareils à des papillons de nuit et qu'il n'en finit pas d'expliquer l'endroit d'où ils viennent, le lecteur a envie de croire que l'amour n'est pas loin, qu'il suffirait d'un presque-rien pour que...
Puis, un jour, il disparaît définitivement, loin d'elle et du monde. La ritournelle commence : "j'ai jeté trois cailloux au fossé... je veux me perdre, et me trouver tout à la fois. me perdre dans les bois, et m'y trouver bien tout à la fois." Ces trois cailloux, "trois - découverts au même genou du paysage", changent-ils quelque chose à l'enfant devenu autre ? Et de quelle altérité s'agit-il ? Comment agit-elle ?

Pierre Gondran dit Remoux évoque "l'énigme des choses lentes". Les cailloux eux-mêmes, déjà là pourtant au commencement élémentaire, n'ont pas achevé leur mue. Une symbiose, qui sait, pourrait s'annoncer, et en elle se fondraient toutes les métamorphies. Mais le chaos universel, en ses remuements invisibles, résiste à l'union radieuse. L'écorce de l'arbre ne vit pas dans la même durée  que "les ogres de granit" et [la veine du feldspath] s'ouvre mal vers le ciel. Il faut marcher et marcher encore quand vient le couchant. De la forêt à la tourbière, un chant monte à la bouche, une prière presque, pour dire merci aux merles et aux fougères. Et la ritournelle encore, comme un charme inquiet : "j'ai jeté trois cailloux au fossé. seront-ils émoussés, qui sait ? les reverrai-je changés ?"
Et la marche devient errance. Quelle différence entre celle d'un fou et d'un chien quand l'obsession à nommer les formes qui apparaissent  donne tant de vertiges au réel ? L'enfant mutique devenu homme est-il animé par quelque dessein ? "il est au monde comme cette graminée est au monde. ils sont à cette heure du jour de la pelouse alpine, dans le même pli, ce pli arqué géologique - et ce pli qui n'est autre que ce qui s'étendra leur rencontre achevée.", écrit Pierre Gondran dit Remoux. Jusqu'à ce que, dans un temps et un lieu indéfinis, avec puis sans cailloux, sa vie se réduise à "ce corps sans projet dont il a toujours été si proche sans pouvoir même l'envisager."

La poésie de Pierre Gondran dit Remoux est tout autant imprégnée de philosophie que de géologie. Avec cette question fondamentale : qu'est-ce qui, en chacun de nous, relève de l'Etre et de l'Etant ? L'humus métamorphique au bout du chemin ou au fond de la combe livrera peut-être un jour quelques éléments de réponse, inachevés, forcément inachevés.

Une fois n'est pas coutume, le chroniqueur que je suis cède à la tentation de parler de lui. J'ai longtemps, en mes enfances secrètes, arpenté les paysages des rivières et des combes, interrogé les libellules sur les fougères, redouté les filets des épeires en eaux troubles. Et je ne sais pas si je m'y suis trouvé tout en m'y perdant. Je ne sais pas ce qui apparaît dans ce qui songe.

Alors, lisez et relisez les mots qui ricochent de page en page et de terre en terre de Pierre Gondran dit Remoux. Leurs ritournelles vous accompagneront longtemps, obsédantes comme le mystère d'être obsède.

Extraits :

l'eau noire danse ronde autour de sa cheville
engourdie, au rythme de ses frissons - il cueille
des petits galets dorés et froids, qu'il espère
témoins de sa présence vaine.
                                                     dorés et froids

                                                      les avant-bras

les avant-bras perchoirs étonnés de libellules
rouges, son étrangeté soudain l'accable - il
se rêve chevreuil et s'abreuve à cette eau qui
l'ignore.
                                                  rêve chevreuil

                                                       sa présence

Trois cailloux au fossé de Pierre Gondran dit Remoux est publié aux éditions Cardère. Il coûte 12 €.


mardi 7 mars 2023

Axel Honneth, La société du mépris, 1

 La société du mépris d'Axel Honneth est un ouvrage de philosophie sociale. Dans le premier chapitre, il décrit longuement comment cette science humaine s'est construite depuis Rousseau et Hegel jusqu'à nos jours en passant par la naissance de la sociologie à la fin du dix-neuvième siècle puis, plus tard, la célèbre école de Francfort. 

Intéressons-nous au deuxième chapitre intitulé Une pathologie sociale de la raison. La question posée est la suivante : "Quels sont les expériences, les pratiques ou les besoins qui permettent de maintenir, chez l'être humain, un intérêt à la pleine réalisation de la raison, malgré les déformations ou les limitations de la rationalité sociale ?"
Il faut d'abord distinguer ce qui, dans le corps social, relève de "relations pathologiques et de relations intactes, non pathologiques". La société est-elle "une organisation irrationnelle", "un monde administré", "une société unidimensionnelle" assortie d'une "tolérance répressive" ou, encore une "colonisation du monde vécu" ? Comment, dès lors, et par quels critères éthiques, réaliser une vie bonne et réussie ?
Déjà, Hegel percevait son époque comme "une multiplicité de tendances au déclin du sens pouvant uniquement s'expliquer par une appropriation insuffisante d'une raison déjà possible objectivement". Progrès historique et éthique ne vont pas forcément l'amble, c'est bien connu.
Theodor W. Adorno conteste radicalement "toute possibilité d'une théorie morale universelle, parce que les dommages de la vie sociale ont conduit désormais à une telle fragmentation du comportement individuel que toute orientation vers des principes supérieurs n'est, de manière générale, plus guère possible".
Il partage avec Herbert Marcuse une prémisse d'ordre esthétique : "les formes d'action mutuelles les plus appropriées à la réalisation de soi sont celles dans lesquelles la nature humaine peut se manifester sans coercition en satisfaisant des besoins sensoriels dans une interaction avec l'autre".
Jürgen Habermas, en accord avec eux, ajoute que "la réalisation de la liberté individuelle est liée à une praxis commune qui dépasse le seul produit de la coordination des intérêts particuliers".
Mais comment définir une telle praxis ? Elle ne peut procéder que d'un "examen rationnel" et non seulement de "liens affectifs d'appartenance". Il faut réintroduire la sociologie dans le champ de la philosophie sociale. "Les conditions sociales produisant la pathologie des sociétés capitalistes ont pour spécificité structurelle de dissimuler les faits qui devraient tout particulièrement occasionner la critique publique la plus massive".
L'actuelle anomie sociale est due à son caractère unidimensionnel porté par "une relation d'aveuglement". L'école de Francfort est convaincue que "le potentiel rationnel de l'être humain se déploie dans des processus historiques d'apprentissage dans lesquels des solutions rationnelles sont indissolublement liées à des conflits quant au monopole du savoir"... "au prix d'une exclusion de certains groupes sociaux" par les groupes dominants.

Nous verrons dans l'article suivant comment Habermas définit les différents processus d'apprentissage pour sérier les rapports au monde de l'être humain par la praxis langagière.

mardi 28 février 2023

Etienne Vaunac et Grégory Chatonsky, Ptérodactyles / Logistics : The Extend

 Disons-le d'emblée. Ptérodactyles / Logistics : The Extend d'Etienne Vaunac et Grégory Chatonsky est autant un livre d'art qu'un livre de poésie. Le format (30 x 30 cm), la haute tenue du papier et de la typographie, la qualité des reproductions photographiques font de cet ouvrage un objet précieux pour le regard.


Rien ne va plus dans le corps des hommes. Il se remplit à l'excès de sang. Ses mâchoires sont fracassées, ses vertèbres brisées. [Le ventre s'enfonce dans l'alcali du petit jour]. Ses veines sont bouchées et la lumière suffoque. La chimie industrielle saura-t-elle y remédier alors que "des atomes nous camouflent" ?

Rien ne va plus dans le corps des bêtes. Les oursins sont chétifs et le mandrill agonise. leur extinction est proche. "Les serpents meurent en glissant sur la membrane du ciel" et même nos chiens ont le poil imprégné de bitume. De saison en saison, les refuges de lauzes et de chevrons ne sont plus des lieux sûrs. "Un remugle de mamelles et de tardigrades", (Louise Bourgeois aurait aimé cette image), empêche le poème et la joie qu'il faut pourtant entretenir.

Rien ne va plus non plus dans le corps des plantes. Les chênes sous la foudre montrent leurs plaies béantes et les "feuilles obstruées" manquent de souffle. Ne reste des lichens qu'une fiction à inventer et c'en est peut-être une autre qui nous protégera de "l'hostilité cartilagineuse" des arbres.

Avec le secours de la langue jusque dans ses mots oubliés qu'Etienne Vaunac aime ressusciter. Le poète, tantôt presque lyrique à la façon de Vandenschrick et tantôt presque électrique aux paupières de jupes*, s'attache aussi à l'inquiétude des jours pour conjurer les menaces des réacteurs nucléaires et des tractopelles, des engrais potassiques et des réverbères à sodium. L'aimée roule à bicyclette sur un sentier malgré [les vessies de mer qui sautent des panouilles*]. Des verres tintent sur fond de mandibules dans un bar égaré en bas d'une rue. Un reflet de verveine dans une tasse [prend des allures de tamanoir].  

Sans doute faut-il transfigurer ce qu'on hante. Le monde n'est pas tout à fait condamné. Il y a des bouvreuils sur les seins de l'amoureuse qui sont des châteaux. Et le corps est tendu comme un arc, cousu "comme une lampe" dans une flambée onirique.

Enfin, les deux derniers vers, énigmatiques, "tu peux d'ores et déjà / t'endormir dans l'extension des espèces" disent qui sait l'union du corps animal avec le corps végétal, du corps minéral avec le corps atomique dans le grand tout du néant. Au temps des traders en processions mortifères comme au temps d'avant l'existence des roseaux, des ammonites et des ptérodactyles.


Logistics : The Extend de Grégory Chatonsky est un ensemble d'images générées avec le programme d'intelligence artificielle DALL-E 2 via des descriptions textuelles humaines. Elles créent des corps atteints d'anomalies formelles aggravées. Cette monstruosité traverse les récits mythologiques et s'expose dans les cabinets de curiosités au cours des derniers siècles. On l'applaudit dans les fêtes foraines puis au cinéma (Elephant Man en 1980). Cette fascination relève de l'angoisse inaugurale de l'homme sans cesse reconfigurée par les questions psychanalytiques et la grande hache de l'Histoire. En 2023, le monde étant plus que jamais au bord de l'écocide, plus que jamais étouffé par l'extension de la logistique marchande, les chimères de Grégory Chatonsky évoquent des déchets qu'on imagine vendus sous cellophane dans les supermarchés de la firme Soleil vert. Rappelons à ce propos que plusieurs sociétés américaines transforment en toute légalité les dépouilles mortelles en compost. La lumière boréale qui couvre les corps disloqués ou reliés par des appendices gorgés d'humeurs fétides renforce le malaise. Le spectateur s'imagine, comme Bacon contemplant la vitrine d'un boucher, à la place de ces morceaux de viande.

Comment, alors, l'humain peut-il continuer à s'appartenir ne serait-ce que "par éclaircies" ? Une catharsis est-elle seulement possible si des pans entiers de la langue tombent en lambeaux ?


Deux questions parmi bien d'autres qui accompagnent la lecture de cette oeuvre puissante publiée aux toutes nouvelles éditions Epousées par l'écorce. Le prix de 25 € est amplement justifié. 


* Référence au Manifeste électrique aux paupières de jupes paru en 1971 aux éditions du Soleil noir avec des contributions de Matthieu Messagier et Michel Bulteau notamment.

* Les vessies de mer sont d'étranges créatures tropicales que les vents déportent vers les côtes européennes.  Les panouilles sont des épis de maïs.

dimanche 12 février 2023

Youyou et Nana, conte pour enfants presque sages

 Youyou et Nana disent qu'elles sont des soeurs comme les autres mais ce n'est pas vrai. Oh ! bien sûr ! Elles écoutent à peu près la maîtresse à l'école et à peu près leurs parents à la maison. Elles ne passent pas leur temps à se moucher dans les rideaux du salon et ne tirent jamais la queue du chat avant midi.

Pourtant, devant le miroir de leur chambre, elles vivent des aventures incroyables. Un jour, elles s'aperçoivent qu'il ne reflète plus le décor habituel. Envolées les fleurs bleues de la tapisserie ! Disparues la lampe et la table de nuit ! A la place, des milliers de petits points verts et jaunes qui courent dans tous les sens comme des fourmis.

Youyou, 4 ans, et Nana, presque 8, sont si étonnées qu'elles décident de ne rien dire à maman et encore moins à papa qui est trop sérieux. Si encore ils avaient étudié à l'école des sorciers de Poudlard, on pourrait, observe Nana, mais ils n'ont même pas lu Harry Potter. Youyou ouvre si grand les yeux que les points verts et jaunes grossissent, grossissent et. Aaaaahh ! Une forêt apparaît. Les deux soeurs sautillent comme si elles avaient des piles électriques entre les orteils et, d'un bond d'un seul, se retrouvent sur un chemin qui sent la noisette. Et le chocolat chaud, crie Youyou, j'en boirai tout un bol quand on s'ra arrivées !

Mais où ? Où ? Houhou !

Nana prend Youyou par la main et elles s'enfoncent dans la forêt. Tant d'arbres y sont rassemblés, des quatre coins du monde. Des géants d'Amérique et des nains du Japon. Des troncs épais comme des tours ou plus fins que des baguettes. Et tout un peuple d'oiseaux dans les cimes. Des aigles et des goélands venus de l'autre côté des mers. Des colibris des îles, des mésanges des marais, des aigrettes des sables.

Soudain, un murmure parcourt le paysage. Il monte des fossés au bord du chemin, il glisse le long des feuillages, il tombe du ciel et c'est un long soupir. Un souffle qui ondule sur les lèvres des filles. Un message peut-être. Secret. Forcément secret. Mais qui le dit ? Et à qui ? Nana serre plus fort la main de Youyou. Youyou serre plus fort la main de Nana.

- C'est peut-être la Terre qui respire !

- Elle étouffe parce que le ciel est trop bas, elle veut nous prévenir.

- Elle le dirait avec des mots, si elle voulait qu'on l'aide.

- Tu as raison, c'est autre chose. Mais quoi ?

Un petit carré d'herbe apparaît au bord du fossé où coule un filet d'eau claire. Youyou et Nana s'assoient et ferment les yeux. On écoute mieux quand on ferme les yeux. On voit plus loin aussi. Un oiseau chante tout en haut d'un séquoia et un nuage s'épanouit. Sa lumière tremblote comme la queue d'un écureuil dans le vent.

Et, peu à peu, et un peu plus que peu à peu, et carrément plus que peu à peu, le chemin tout entier devient lumière.

Waouh ! Ouh ! Ouhouh !

Les filles ouvrent les yeux et. Deux poupées, une blonde, une brune, les regardent en souriant. Et plus elles sourient, plus les oiseaux chantent. Youyou et Nana se rassurent. On a été aspirées par le miroir de notre chambre, c'est trop bizarre, commence Nana. La poupée blonde, qui s'appelle Pénélope, fait une révérence, puis une grimace, puis un discours :

Les miroirs disent rarement la vérité. Quand une image ne leur plaît pas totalement, ils changent une couleur ou un trait, corrigent la forme d'un visage, ajoutent un élément dans le décor. Et si l'image n'est pas du tout à leur goût, ils en créent une autre, avec des pouvoirs spéciaux. Par exemple, celle de la fo...

- Tu veux dire que notre chambre est moche ? coupe Youyou un brin agacée. Je me demande si t'es pas en train de puer des fesses ! Présente-nous plutôt ta copine.

- Oh ! Excusez-moi, voici Marguerite. Nous vivons dans une cabane près d'un étang où le soleil brille jour et nuit. Il y a des paons, des cygnes et le loup vert que nous avons recueilli. Il serait mort de froid si...

-Pénélope, coupe Nana à son tour, laisse parler Marguerite.

Et Marguerite, toute belle avec ses boucles brunes, fait aussi une révérence, aussi une grimace et aussi un discours :

Les loups verts sont rares dans cette région. Les autres animaux les ignorent. Certains les chassent. Uniquement parce qu'ils sont verts. Ils disent qu'ils faut se méfier d'eux mais c'est ridicule de penser ça. Remarquez, les humains ne sont pas plus intelligents. Ah ! ne restons pas là. Vous n'avez vu qu'un petit bout de la forêt.

Marguerite prend la main de Youyou, Pénélope prend la main de Nana et un voyage plus extraordinaire que ceux de Jules Verne commence. Pas besoin d'aller sur la Lune pour voir de plus près les étoiles ! Elles sont là, dans le regard et sous les pas. Les fourmis les emportent dans leurs yeux et les montrent à l'abeille autour des orchidées, au moineau embarqué sur un nénuphar.

Laissez fleurir votre imagination, dit Pénélope. Dépliez votre esprit, dit Marguerite !

Pendant des kilomètres, Youyou et Nana marchent sans fatigue. La forêt contient l'histoire du monde entier, explique Pénélope. Regardez ces hommes préhistoriques qui jouent aux cartes avec des chevaliers du Moyen Age ! Et là, la danse des Indiens du Dakota et des Inuits de Laponie ! Mais, chuuut ! Il ne faut pas les effrayer. Allons voir Diogène. Il reste assis sur sa jarre du matin au soir. Et il parle, il parle, même la nuit il parle. En fait, il est retombé en enfance. Marguerite lui apporte des chamallows et il n'en a jamais assez. Ce n'est pas raisonnable pour un philosophe.

Youyou et Nana sont intimidées. C'est quoi, un pholisophe ? chuchote Youyou. C'est un phi-li-sophe, répond Nana, une espèce d'acrobate. Tiens, le voilà ! Ooooh !

La barbe de Diogène, qui pousse depuis plus de deux mille ans, s'étale comme un drap autour de lui. Les filles et les poupées s'allongent dessus, au grand plaisir du vieil homme.

Vous avez beaucoup d'humour, commence-t-il. Et beaucoup d'intelligence. Mon grain de folie fait de moi un pholisophe. Ma pensée en équilibre sur son fil fait de moi un philisophe. Le fil est fragile, la pensée aussi. Mais je suis trop âgé pour les acrobaties. Je regarde celles de Marguerite et de Pénélope, ça me suffit. Et toi, Youyou, tu t'y connais en pirouettes ? Et toi, Nana, grande comme tu es ? Montrez-moi !

Aussitôt, sur la barbe moussue du pholiphilisophe, c'est un spectacle du tonnerre devant un public de plus en plus nombreux. Les premiers aviateurs du vingtième siècle, descendus du ciel sur leur drôle de machine, applaudissent les voltiges des filles. Quatre mousquetaires du Roy disent que Youyou et Nana sont si rapides qu'elles pourraient devenir championnes olympiques d'escrime.


Un peu à l'écart de la joyeuse troupe, Diogène n'étant pas le dernier à rire haut et fort en se tapant sur les cuisses mais sans puer des fesses, un petit bossu amateur de fêtes foraines peint la scène sur son chevalet. Cependant qu'un rossignol moqueur juché sur son épaule s'amuse à roter.

Puis, toutes les histoires ayant une fin, Youyou et Nana disent que leurs parents ne vont pas tarder à rentrer du travail. Elles doivent repasser de l'autre côté du miroir et retrouver leur chambre.

Revenez bientôt, dit Diogène, vous m'avez entendu murmurer quand vous êtes entrées dans la forêt, eh oui, ce n'était pas la Terre, c'était moi, et vous m'entendre encore car vous savez écouter. Une qualité rare de nos jours. On apprivoise mieux les choses si on sait les écouter.

Et Youyou ouvre grand les yeux. Le miroir se couvre de points bleus. La lampe sur la table de nuit baigne la chambre d'une douce clarté. Les fleurs de la tapisserie courent dans tous les sens comme des fourmis.


Et zou ! Zou ! Zououou !

D'un bond d'un seul, Youyou et Nana se retrouvent à sauter sur leur lit comme sur un trampoline. Une odeur sucrée monte à leurs narines. Papa et maman préparent un gâteau au chocolat.

Et Youyou chuchote : Marguerite m'a dit que le miroir de la salle de bain... d'un claquement de doigts... nous transporte dans une ville immense... mais on garde le secret, hein !

Et Nana chuchote : Pénélope m'a dit qu'elle viendrait nous voir avec Marguerite... et qu'on irait toutes les quatre... chuuut !

Oui. Chuuuuuuut !

LE MONDE ENTIER EST UN MIROIR.

mercredi 11 janvier 2023

Grégory Rateau, Imprécations nocturnes

 


"même l'avenir que je trace du bout du doigt / pourrait être le souvenir oublié / de mes vies imbriquées"

Les trois déplis des Imprécations nocturnes de Grégory Rateau, dans la confusion des espaces et des durées, disent que le réel est un simulacre. Mais comment trouver l'issue en son labyrinthe ? Du Je au Tu en passant par le Il (et même le Elle), l'incarnation des "chairs anesthésiées" n'est pas un lieu sûr. La présence à soi et au monde est une quête où les ombres vont "sans forme". Le "mouvement est pétrifié dans un entonnoir de vase". Au commencement comme à la fin, le corps est "presque nu", dans une maison sans cesse à inventer. Il faut pourtant paraître pour conjurer le silence et laisser venir le désir. Gare cependant au "vaste champ lexical de l'amertume" dont la jeunesse aime à se parer.

La langue, avec son verbe tantôt majuscule tantôt minuscule, à ras de ciel ou à ras de terre, est mise à la question. Souvent meurtrie dans ses espoirs, quelque atrabile parfois la ronge et la ratatine. Evoquant l'enfance qui revient boiter en nous, Grégory Rateau réaffirme cette évidence : "Ecrire est superflu si personne ne vient s'approprier ces quelques mots". Et si un double s'empare nuitamment du manuscrit fiévreux, la situation de l'âme est bien précaire.  Ce qui nous amène au duel perdu d'avance du poète contre la littérature  même s'il [ne reste qu'elle pour lui sourire]. Comme dans son précédent recueil, Conspiration du réel aux éditions Unicité, de nombreuses voix sont appelées à la rescousse. Celle de Pierre Michon d'abord, qui s'affranchit des "rodomontades juvéniles de La lettre du Voyant". Puis celles de Van Gogh le desdichado, de Thierry Metz penché sur son chemin toujours à reprendre, de René Char dont la lucidité est une blessure...

De Palerme en Sicile à Gyula en Hongrie, Grégory Rateau s'adresse aussi aux Dieux et à leurs créatures empêchées. Son Minotaure reste prisonnier du dédale qu'il a lui-même construit dans des refuges illusoires. Quant à la Gitane qui "danse jusqu'à l'extase", aucun Thésée ne viendra la libérer des "liens empoisonnés". Le parage divin est décidément trop taiseux et les petits mythes aux assises insécures ne disent rien non plus. Le poète cependant les entend marmotter depuis ses enfances poisseuses et l'allégorie du mendiant lui revient sous les [barbelés du ciel]. Mais mendier quoi sous le masque aveuglant des chimères ? Si l'être éparpillé échoue à se rassembler ? Le chantier d'un chez-soi peut-être, avec des amitiés sans impasses, et une "table mise à la même heure". Pour retrouver la lisibilité du corps et de l'esprit. Et siphonner [la bile au fond des poches].

L'écriture du recueil est d'un souffle presque régulier, sans lignes de rupture dans le mouvement des vers. Le lecteur découvre çà et là quelques regroupements en tercets et quatrains avec, à deux reprises, un recours à l'anaphore dont la dramaturgie souligne les obsessions de l'auteur. Notons également la tension que Grégory Rateau imprime souvent à la fin de ses textes pour mieux les prolonger dans l'imaginaire de celui qui les goûte. Un rideau tombe sur la scène des représentations, aussitôt relevé, comme si ombre et lumière jouaient à ricocher. Voici quelques exemples parmi les plus poignants : où la sueur a signé sa fatigue / à la mesure d'un Dieu que tu coudoies à en périr / entre ton carnet vide et ce cendrier plein de poèmes / et la houle ondulant au fond des tripes... Ou, encore, jeté comme un cri en ce siècle aux humeurs corrompues : qui donc racontera mon histoire ? Et l'imprécation se change, allons savoir, en supplication. Avec ce bredouillement : qui donc, qui donc, qui donc...

Comme le dit à plusieurs reprises Jean-Louis Kuffer dans sa préface, Grégory Rateau tient son ancre à l'écart des poéticiens qui font des embarras. Oserons-nous, pensant à Léo Ferré, le néologisme de poétichien ? "Un poète ça sent des pieds, on lave pas la poésie, ça se défenestre et ça crie aux gens perdus", chantait l'éternel enfant de Verlaine et Rimbaud. Si Grégory Rateau est un chien, quelques-uns traversent sa Conspiration du réel, c'est un chien sans pedigree, un bâtard errant. Mais quelles traces peut-on suivre, passées et à venir, quand le nom qu'on porte, ou qu'on croit porter, est un fardeau ?


Extraits :


Tu te retournes

guettant la clarté d'une enseigne

et toutes ces ombres aléatoires

qui pour toi devraient donner du sens

alors qu'une aube précoce se prépare

ébranle l'équilibre de tes persiennes

et te voilà en marche

flirtant avec le jour

la ville s'offre à toi

des lignes, des croisements, des fuites

ton désir écartelé

tes jambes trop fébriles

d'autres te dépassent

ils jouiront d'elle à ta place

*

Elle bruisse tapie dans l'ombre

cette blessure qui s'écaille

ton corps n'est plus ce journal

que tu cultives pour un jour nouveau

mais un vaste champ de mines

que la médecine manipule à loisir

si je m'en vais le premier

je me glisserai sous ton épiderme

subtilisant à la source éternelle

une myriade d'organes célestes

*

Je suis ce vieil homme un peu dément

t'épiant derrière la vitre d'un café

toi le fils qui

par cette nuit glacée

as été cette petite chose vibrante

désirée puis repoussée


sous des néons trop agressifs

cramponné à ton prénom

tu as rejoint l'anonymat


alors je te le demande sans courage

pardonne au père que je n'ai jamais été


Imprécations nocturnes de Grégory Rateau est publié chez Conspiration Editions. Disponible en librairie ou sur commande, il coûte 9 €.


Photo : Le rio qui accompagne le livre est un cours d'eau enterré sous Venise qui réapparaît plus loin, mêlé à une autre rivière.

samedi 7 janvier 2023

Didier Gambert, Pierre d'attente (Elément d'un discord)

 

Pierre d'attente de Didier Gambert est un ensemble poétique divisé en deux parties sensiblement égales : Poème cruel et Méditations sur les espaces. Le sous-titre entre parenthèses, Elément d'un discord, rappelle le précédent recueil de l'auteur intitulé Le grand discord aux éditions Stellamaris en 2020.

Un discord est un désaccord, une désunion entre les esprits et les corps, une dysharmonie entre les notes et les instruments, une dissonance entre les mots, qu'ils s'envolent ou qu'ils grincent au ras du sol.

Dans Poème cruel, Didier Gambert arpente le charivari de l'amour. L'aimant s'aimante si mal qu'il est bientôt fossilisé. L'obsession saigne à blanc la douleur. La terre désolée se change en "grand désert de pierre" et la solitude reste bouche cousue. De Discorde en Brisures, l'horizon manque d'éclaircies. "Les ondes électromagnétiques" ont perdu leur unisson. Et Didier Gambert de noter un "Silence en lame de couteau qui tient lieu de visage". L'amour ne fait pas bon ménage avec la raison. Le cinglé "inoffensif et gai" fait tourner jusqu'à l'hypnose la roue d'une bicyclette et retrouve au travers des rayons la figure de l'aimée.

Et cependant un peu d'espoir luit. L'auteur ouvre le dernier mouvement de Poème cruel avec une longue citation de Cioran qui évoque les bienfaits du lyrisme, lequel témoigne "d'une fraîcheur et d'une profondeur intérieures des plus remarquables". Dans un virelangue à l'ancienne où les sons bégaient, Didier Gambert aspire à un espace qui "tant voudrait ne plus être arbre muet défeuillé" mais plutôt "comète errante aux longs cheveux" comme dans un tableau de Chagall. Une réconciliation, de soi à soi et de soi à l'autre, sera alors possible.


Dans Méditations sur les espaces, l'Arbre majuscule n'est pas plus un lieu sûr que l'amour. "Des forces mauvaises" [se pressent à ses racines]. Alors il s'exile en sa cime qui est un "paradis mouvant". Sureau ou frêne, seul ou dans des haies, une tourmente surgie des abysses l'assombrit. Il doit partir, abandonner son ombre à la plaine.

Partir. Tout quitter. A la lisière de "la terre d'Europe... où la nuit n'arrive pas... car elle s'est perdue en chemin". Le dernier mouvement du recueil, Ailleurs, affirme avec Victor Segalen qu'il est d'autres mondes. La ville de Nantes est un autre charivari avec "ses îles à la dérive" et ses "maisons de guingois". A Karlsruhe et à la frontière autrichienne, la magie de la neige ne résiste pas longtemps au tumulte des camions "turcs et hongrois". Puis le pérégrin, un rien sarcastique, se retrouve au Parque Güell à Barcelone, sur un escalator, saisi par la beauté de "deux adorables soeurs jumelles". Et enfin à Gand, terre flamande où "la chair rouge des briques" palpite comme du sang.

L'écriture de Didier Gambert explore tous les registres de l'émotion et de la forme. De textes ultra brefs en longs déplis, tantôt fable (De derrière les barreaux) et tantôt poésie de recherche même en prose (Ecrit en tremblant), elle joue dans l'espace de la page avec les tirets d'incise, les barres obliques pour marquer des diérèses, les vers parfois rejetés aux limites des marges. Le fréquent recours à l'italique souligne notamment les toponymes et quelques mots oubliés dont l'auteur a le goût (gaste, cholérique, ensiforme).


Extraits :


Visage mobile fleur sensible


Vulnérabilité pâle

de la peau

fine pellicule où

ne pas fixer les

émotions

nudité indécente

de la tendresse cutanée

cadeau fait

à ceux que l'on aime

ou trait tiré

définitif

visage qui

pour l'ombre d'un nuage

pourrait se déchirer


Dureté figée dans sa peur

*

Jeter-là son épiderme

S'avancer dans les rues

aussi rouge et nu qu'un piment

- Ecorché sublime

*

Portée

Mon ombre sur les galets

les ossements bleus de la terre

*

... Eh bien, cette rue où je m'avançais pour lors, dans cette ville intacte, où l'on a placé tant d'escaliers sur les pentes des toits, sans doute pour voir de plus haut sur les terres basses, cette rue près du château des comtes de Flandre, la dernière fois que j'ai visité Gand, - je n'ai pas su la voir.


Voilà donc un recueil qui ne livre pas son unité au premier abord. Pour être aimanté, le lecteur devra tenir son équilibre sur la pierre d'attente et y ajouter sa propre construction. Lire, c'est écrire, disait Marguerite Duras. Pierre d'attente est publié aux éditions SANS ESCALE avec une image très éloquente d'Emmanuel Pierre en couverture. Il coûte 13 €.

Définition des mots oubliés :

Gaste, désolée, ravagée, pillée, usée si l'on pense au mot espagnol "gastada"

Cholérique, atteint du choléra mais aussi bilieux, atrabilaire

Ensiforme, en forme d'épée, se dit pour des plantes et des insectes

Rappel : Une pierre d'attente est une pierre saillante qui forme comme un escalier au bout d'un mur et permet de prolonger une construction.