Pendant
plusieurs années, j'ai rempli mon objectif de faire l'amour avec une
femme une fois par semaine. Je ne remercierai jamais assez Catherine
de me l'avoir permis. Tout a commencé le fameux soir où, à ma
grande stupéfaction, elle m'attendait à la sortie de l'usine.
J'étais littéralement pétrifié. Mes collègues de travail me
bousculaient mais j'étais incapable de m'ôter de leur passage. Les
plus égrillards, ayant aperçu Catherine, sifflaient entre leurs
dents et montraient le bout de leur langue. Je n'ai rien entendu. Je
n'ai rien vu. Si Catherine ne m'avait pas pris la main et entraîné
loin de la meute, je serais qui sait resté planté là comme un
piquet à deux branches, une pour ma casquette et l'autre pour la
poche en plastique où je mettais mon repas de midi.
-
Mais comment t'as fait ? Comment t'as fait ?
Catherine
était tour à tour hilare et mystérieuse. Elle a allumé deux
cigarettes avec le briquet qu'elle m'avait volé sur la plage et on a
fumé en attendant un bus pour le centre-ville.
-
Vraiment, je comprends pas, ai-je insisté. Tu sais même pas comment
je m'appelle !
-
Si j'avais su ton nom je serais venue directement chez toi. J'aurais
pas perdu tout ce temps à chercher les usines de la région qui
fabriquent des boîtes en bois.
Si
l'arrivée du bus n'avait pas créé une diversion je crois bien que
j'aurais eu la larme à l'oeil. La persévérance de Catherine à me
retrouver alors que nous ignorions tout l'un de l'autre m'émouvait.
Jamais quelqu'un, et surtout pas une femme, ne s'était à ce point
intéressé à moi. Et cependant j'étais aussi un peu inquiet. Je
m'en étais voulu d'avoir oublié de donner mes coordonnées à
Catherine lorsque je l'avais reconduite chez elle mais je sentais
qu'un avenir incertain s'ouvrait sur mon chemin et je n'aimais pas
ça.
-
T'en fais pas, a dit Catherine quand nous nous sommes assis dans le
bus, je suis pas collante.
J'ai
rioté bêtement pour me donner une contenance et me suis abîmé
dans la contemplation de la zone industrielle. Catherine a fait
pareil. Observer le défilé des entrepôts, des garages, des
hangars, des petits îlots pavillonnaires avec leurs acacias
rachitiques et leurs nains de jardin dépolis constituait un refuge
confortable. Le soir commençait à tomber. Quelques lampadaires
s'allumaient. Les enseignes tapageuses des marques internationales
prenaient déjà leurs couleurs de nuit.
-
Ma mère avait un pavillon comme ça, ai-je dit en montrant un cube
chétif entouré d'herbe sèche.
Un
éclat d'ardoise a fulguré dans les yeux de Catherine. Son cou s'est
tendu.
-
J'aime pas ma mère. Un jour ou l'autre, toutes les mères sont de
mauvaises femmes.
J'ai
reculé prudemment sur le terrain glissant des mères. Je n'ai rien
dit jusqu'à l'arrivée du bus au centre-ville et Catherine non plus.
Le silence me pesait. J'ai essayé d'arrimer mon esprit au
ronronnement du moteur pour qu'il cesse de penser aux mots que nous
ne parvenions pas à prononcer mais c'est le contraire qui se
produisait. Je voyais, j'entendais des mères partout et je les
imaginais toutes méchantes. J'avais mal au ventre. Aujourd'hui, bien
sûr, je saurais me défaire de ces visions d'horreur. Le docteur
Klamm est de bon conseil malgré ses excentricités. Mais à
l'époque, plus fragile que l'agneau naissant, nu devant l'adversité
comme un homard sans carapace, le moindre danger me faisait détaler.
Si Catherine ne m'avait pas embrassé sur les cheveux quand nous
sommes descendus du bus, je crois bien, oui, que je me serais enfui.
Ma vie en eût été changée. J'aurais peut-être trouvé un emploi
stable, épousé une femme stable de laquelle seraient nés des
enfants stables et, jamais au grand jamais, je n'aurais cédé au
vice de traquer à la jumelle les ébats illicites de mes voisins. Ou
alors, célibataire endurci mais fréquentable, ma petite vie aurait
trottiné de la maison au travail et du travail à la maison, sans
s'apercevoir de rien, jamais, y compris de l'amour qu'on fait tout
seul le soir en regardant des images salaces.
Un
baiser, un seul, fût-ce dans les cheveux, peut donc métamorphoser
l'existence et c'est Catherine qui me l'a donné. Nous avons mangé
dans une pizzeria, sous une lampe dont la lumière se voulait intime.
Nous avons bu du lambrusco et de l'asti, écouté les roucoulades
d'un faux vénitien et nous nous sommes retrouvés chez moi à faire
l'amour dans le couloir. Bestialement. J'ignorais que cet acte paré
de toutes les joliesses romantiques puisse atteindre pareille
animalité. J'en fus sonné comme un boxeur après le gong final.
Catherine, au contraire, semblait redoubler de vitalité. Il lui
fallait, tout de suite, un deuxième repas. Je fis sauter des oeufs
dans une poêle, préparai une pleine casserole de riz et, à défaut
de vin, débouchai une bouteille de rhum de cuisine. Puis nous avons
parlé toute la nuit. Alanguis sur le canapé du salon.
J'ai
un souvenir assez flou de ce que nous avons dit. Catherine ne m'a
rien confié d'essentiel. Les mères ne sont pas intervenues dans
notre conversation et c'était aussi bien comme ça. De quoi
avons-nous donc pu parler ? Qu'avais-je à raconter à l'époque sans
entrer dans un territoire trop intime ? Le travail vraisemblablement.
Quand on change d'emploi tous les six mois, c'est un filon
inépuisable. Avant de fabriquer des boîtes en bois, j'ai été un
représentant de commerce très polyvalent. J'ai vendu des
accessoires de salle de bain, des trayeuses automatiques, des
chapeaux en paille et des chapeaux en feutre, de la porcelaine de
Limoges cuite à Taïwan, des farces et des attrapes, et même des
chiens. Mais, quelque soit le domaine, je manquais tragiquement de
conviction. Mon bagout tombait toujours à côté de la plaque. J'ai
donc renoncé au commerce et jeté mon dévolu sur l'industrie. Je
n'étais pas alors l'expert que je suis devenu en mécanique auto et
réparations en tous genres dans la maison. Je n'avais aucun diplôme
professionnel. Cependant, mes doigts n'étaient pas manchots.
Plusieurs patrons m'ont sincèrement regretté quand ils ont été
obligés de se séparer de moi. L'un d'eux, pour qui j'effectuais des
travaux d'électricité, a même pleuré. Mais j'étais décidément
trop inconstant. J'étais, me disait-il en se mouchant pour essayer
de me cacher son émotion, l'inconstance personnifiée.
Catherine
a sursauté quand j'ai employé cette expression. Même les fleurs de
sa robe ont eu une espèce de frémissement.
-
J'ai souvent entendu ces mots. Mon prof de gym n'arrêtait pas de me
reprocher d'être inconstante. Comme il a des prétentions
littéraires, il voyait des passerelles entre l'inconstance et
l'inconsistance. Rien que des paroles fumeuses qui me faisaient
rigoler. Je regrette vraiment pas qu'il m'ait larguée.
Puis
Catherine a parlé de ses études de médecine ratées. Elle s'est
accrochée à ses cours la première année, a brillamment réussi
ses qcm, mais a complètement dévissé dès le début de la
deuxième. Elle n'a pas fourni d'explication à cet échec. Elle
s'est dérobée à mes questions. Je lui ai demandé à quoi elle
occupait ses journées mais ses propos ont viré à la confusion.
Comme s'il y avait quelque chose qu'elle ne pouvait pas dire.
-
Tiens ! Je parie que tu appartiens à une organisation secrète, ça
t'irait bien, tu sais.
Catherine
s'est prise au jeu comme une gamine. Je la sentais soulagée
d'échapper à ma curiosité.
-
Tu as tout compris. Je suis la copine d'un espion américain et mon
sac à main est bourré de gadgets électroniques. Les vilains Russes
me poursuivent pour me faire la peau et je suis venue me réfugier
chez toi. Bien sûr, ils ont déjà repéré où tu habites et ils
vont sonner avant d'entrer. Ils s'essuieront même les pieds sur le
paillasson.
Nous
avons ri. Et nous avons dormi. Quand je me suis réveillé, Catherine
avait disparu. J'ai pris une douche pour chasser les effluves du rhum
de cuisine et bu un demi-litre de café qui m'a fait vomir.
Impossible dans ces conditions de mettre de l'ordre dans mes pensées.
Si au moins Catherine avait laissé un mot ! Même laconique !
J'aurais pu esquisser des conjectures, me raconter des histoires sur
notre relation future. Inventer pourquoi pas un roman à l'eau de
rose. Mais peut-on vivre un roman à l'eau de rose avec une voleuse
de briquets qui n'aime pas sa mère et parle si froidement d'un porc
qui s'est pendu ?
La
sonnerie du téléphone a mis un temps infini à franchir ma
conscience. Une voix a hurlé.
-
Qu'est-ce que vous foutez ? Vous avez trois heures de retard. Si vous
rappliquez pas tout de suite, vous êtes viré.
Je
n'ai pas reconnu immédiatement la voix de mon patron. Des excuses
auraient pu le calmer mais je n'y ai pas pensé. Sa colère est
montée d'un cran, puis deux, puis trois. J'ai posé le combiné à
côté de son socle, j'ai mis mes mains sous mon menton et j'ai
écouté les hurlements comme si j'assistais à un spectacle qui ne
me concernait pas.
Le
lendemain, rasé de près, habillé de propre, je m'asseyais en face
de la conseillère qui suivait mon dossier à Pôle emploi. Elle a
aussitôt grincé des dents, claqué du plat de la langue. J'ai cru
qu'elle allait se transformer en tondeuse à gazon. J'y perdrais mes
cheveux, mes poils y compris les plus intimes, et la conseillère,
dans un élan forcené, tondrait tout ce qui passe à sa portée.
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