dimanche 18 novembre 2012

La tentation des combles #5

 Un jour, terrassé par le feu nourri des questions qui consumaient mes neurones, j'ai acheté une paire de jumelles pour observer mes voisins. Je voulais comprendre comment ils menaient une vie normale alors que la mienne me semblait de plus en plus décousue. Surtout depuis que je fréquentais Catherine.
J'ai jeté mon dévolu, c'était plus commode, sur le couple qui habitait la maison en face de la mienne. Je me suis d'abord intéressé au mari, un homme dont la raie au milieu résistait à tous les assauts du vent et de la pluie. Le matin, il partait travailler à neuf heures moins le quart et rentrait le soir à six heures et demie. Sourire égal au retour comme à l'aller, démarche souple et sans fatigue. Jamais en avance. Jamais en retard. Cet homme-là était une horloge d'une fiabilité à toute épreuve. Le temps subjectif, celui qui autorise tous les arrangements besogneux au service du plaisir, tous les mensonges à mots couverts et leurs menues trahisons, n'existait pas pour lui. Une telle régularité cachait forcément quelque chose de suspect. J'ai suivi sa voiture. J'ai observé sa conduite. Guettant un démarrage trop brusque, un coup de klaxon injustifié, un dépassement périlleux ou un feu rouge grillé. Une pointe de vitesse au-delà du cinquante à l'heure réglementaire, un agacement dans les embouteillages m'auraient rassuré. Mais non, c'était à croire que la voiture était conduite par un robot. J'ai donc épié la vie de ce mari exemplaire le samedi en espérant que son attitude serait plus décontractée puisqu'il ne travaillait pas. A dix heures, il sortait vêtu d'un jogging impeccable et se rendait en petites foulées au parc du bout de la rue. Il y avait là un parcours de santé avec des exercices à faire, extensions, roulades, grimpés, étirements divers, et il n'en manquait aucun. Il relisait les consignes avec la concentration d'un élève débutant et était si absorbé dans leur application que j'ai abandonné mes observations. D'autant que, même quand il secouait la tête, sa raie au milieu ne bronchait pas d'un poil.
La femme, plutôt jolie malgré des rondeurs mal réparties, faisait à domicile des travaux de couture. Son atelier donnait sur la rue et la fenêtre restait souvent ouverte. Les coupons de tissus, les bobines de fil, les vêtements à repriser ou à rapiécer étaient bien rangés mais sans maniaquerie. J'entendais le cliquetis de la machine. On aurait dit une berceuse. Le corps de la couturière se balançait d'avant en arrière et c'était toujours la même amplitude mécanique. Toutes les heures cependant, elle s'accordait une pause pour fumer une cigarette dans le jardin devant chez elle. Elle l'allumait avec une allumette qu'elle tirait d'une grosse boîte, pompait de longues bouffées viriles et jetait ses cendres par terre. Ce sont là des détails insignifiants pour la plupart des gens. Les fumeurs, à cette époque, n'avaient nullement honte de leur vice. Ils ne s'étaient pas tous convertis au briquet jetable et savaient qu'un peu de cendre enrichit la terre des jardins. J'étais néanmoins très heureux de ma découverte. Cette femme, dont le mari trop propre ressemblait à un robot, fumait. J'ai voulu en savoir davantage sur son compte. Mais c'était compliqué. Je ne pouvais pas m'introduire chez elle et me cacher dans une penderie, derrière sa lingerie intime. Démasqué, elle m'aurait pris pour un voyeur ou pire. La police m'aurait mis en garde à vue, le procureur de la république inculpé de plusieurs délits passibles de prison et adieu mes espoirs de vie normale. J'ai donc renoncé à cette première filature en me disant que je devrais mieux préparer la suivante.
J'ai demandé à Catherine de mobiliser toutes les ressources de son imagination. Nous venions de faire l'amour avec voracité sur le carrelage de la cuisine, de boire et de manger selon le même appétit. Nos paroles, après cette saine exténuation, flottaient dans le soir tombant.
- J'ai rien compris, a-t-elle dit. Je vois pas en quoi la vie de ta voisine pourrait éclairer la tienne.
- Je ne comprends pas bien moi non plus, ai-je avoué. Je sais qu'il est contradictoire d'aspirer à une existence ordinaire et d'espionner les voisins.
- Le fais pas, c'est tout.
Le ton de Catherine n'admettait aucune réplique. Je me suis tassé comme un petit vieux sur le canapé et j'ai regardé le bout de mes chaussures. Catherine a feuilleté une revue de mode en faisant claquer les pages. Elle était énervée.
- Le fais pas, c'est tout, a-t-elle répété.
Elle a filé dans la salle de bain, s'est enfermée à clé, et j'ai entendu l'eau couler pendant un quart d'heure. Que se passait-il dans la tête de Catherine ? Pourquoi une réaction aussi vive ? S'enfermer à clé était ridicule. Se laver si longtemps aussi. J'ai continué à me ratatiner lentement. L'air chargé de plomb s'attaquait à mes articulations, à mes jointures, à mes orifices. Le plafond écrasait ma nuque, mes épaules. J'ai pensé aller dans le jardin pour y reprendre mon souffle mais je n'ai pas pu me lever du canapé. Quand Catherine sortirait de la salle de bain, revigorée, joyeuse, elle verrait une espèce de morceau de viande sèche qu'elle s'empresserait de jeter à la poubelle sans imaginer une seconde que c'était moi puisque même mes yeux seraient broyés.
- Ah ! Je me sens mieux.
Catherine virevoltait dans mon peignoir de bain tout usé tout sale et trop grand pour elle. Ses cheveux mouillés dansaient au rythme de ses seins dont la pointe avait durci mais je ne les voyais pas. Je n'entendais pas non plus le bruit qu'elle faisait avec ses mains. Mon corps avait rompu toutes les amarres du réel. Le morceau de viande partait en lambeaux qui aussitôt disparaissaient. Mon esprit s'éparpillait dans tous les coins de la maison et mes pensées mouraient les unes après les autres. Lorsque j'étais enfant, le médecin disait que j'avais des absences mais que ça passerait en grandissant à condition de prendre du fortifiant et de faire du sport. J'ai grandi, j'ai avalé des centaines d'ampoules imbuvables, j'ai fait un brin de sport, j'ai même consulté d'autres médecins, des spécialistes ceux-là, et ils ont failli me tuer avec leurs médicaments.
Catherine a allumé la lumière. Des larmes sur mes joues, dont je n'avais pas conscience, lui ont fait peur. Elle s'est assise à côté de moi, m'a doucement enveloppé avec elle dans le peignoir de bain et nous sommes restés de longues minutes immobiles, sans un mot. Peu à peu, la chaleur de sa peau, les palpitations de son coeur m'ont ramené à la surface du réel. J'étais désorienté comme les nageurs trop vite remontés des bas fonds mais j'ai pu aller jusqu'à la cuisine et ouvrir une bouteille de vin. Puis Catherine m'a dit qu'elle avait envie de marcher dans les rues, de sentir la nuit sur elle. Nous avons emporté la bouteille. Nous avons bu en marchant, au goulot, de petites gorgées. J'ai repensé à mes voisins, à leur vie sans imprévu ni accroc dans le tissu serré des habitudes mais je n'en ai pas parlé. Je me suis laissé porter par le chemin de Catherine. Et je me suis demandé si je l'aimais, si elle m'aimait. Nous nous connaissions maintenant depuis un an et je ne m'étais jamais posé la question.
- Catherine !
- Oui ?
- Non. Rien.
Nous avons fini la bouteille de vin sur un banc dans le parc aménagé en parcours de santé. Quelques trouées blanches éclaircissaient les feuillages. Des oiseaux se mettaient à piailler. La nuit se retirait. Bientôt, le vacarme laborieux de la ville romprait les sortilèges de l'aurore et la fatigue nous ferait bâiller.
- Qu'est-ce que tu voulais me dire, tout à l'heure ?
- Hein ? Oh ! J'ai oublié.
- Menteur ! Je lis en toi comme dans un livre. Ce n'est pas bien difficile. Les hommes sont aussi torturés que les femmes mais la mécanique est tellement plus simple. Tu me crois ?
- Non.
Et nous avons ri. Un vieux bonhomme est entré dans le parc avec son chien en laisse. Il n'a pas été étonné de nous voir. La bouteille de vin sur le banc ne l'a pas effrayé. Il nous a dit que nous avions bien de la chance d'être heureux et il a continué son chemin jusqu'à la première étape du parcours de santé. Nous l'avons regardé s'exercer sur des barres parallèles. Et nous avons ri encore. Il était peut-être six heures du matin. La température avait fraîchi. Le bonhomme aurait dû être sous son édredon, à rêver de ses étreintes passées. Qu'est-ce qui le poussait à faire des barres parallèles si tôt ? Etait-il heureux ? Catherine a planté ses yeux gris dans les miens et, toujours en riant, nous nous sommes posé la question du bonheur.
- Mon prof de gym a écrit dans un poème que c'est du chagrin qui se repose.
- C'est joli, ai-je dit en prenant un ton rêveur. Le chagrin est comme une personne, accessible à la fatigue, et il va se coucher.
- Oui, mais c'est pas de lui. Ses poèmes sont merdiques. il a pas pu trouver ça tout seul.
J'ai haussé les épaules. Peu m'importait que le prof de gym ait triché ou non. L'image du chagrin accablé d'être chagrin me séduisait. Je sentais le dégoût qui lui tordait la bouche, l'amertume des pleurs sur ses joues. J'entendais trembler sa carcasse qui ne savait plus où se mettre. Je voyais ses muscles durcis par l'effort dans les côtes. Car le chagrin, bien sûr, ne pouvait gravir qu'une côte très longue, très dure, avec des faux plats pour chagriner davantage et encore davantage. Et pendant ce temps, le vieux bonhomme s'échinait sur ses barres parallèles. Il avait tombé sa veste, retroussé ses manches et ses bras maigrelets craquaient comme des allumettes. Une espèce de sifflement s'infiltrait entre ses dents et devait produire des exhalaisons de sardine grillée. Le chien, malgré l'habitude qu'il avait de ces promenades si matinales, ne comprenait rien à la scène. Il gémissait, cachait sa queue entre ses pattes ou, au contraire, se dressait tout soudain, prêt à bondir.
Nous nous sommes regardés, Catherine et moi, avec la même idée dans la tête. Nous ignorerions toujours ce qu'était le bonheur mais nous venions d'identifier le chagrin. Un homme et un chien aux premières heures du jour, sur des barres parallèles.

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