J'ai
voulu parler du fait que Catherine n'aime pas sa mère mais le
docteur Klamm a refusé de m'écouter. Il s'est bouché les oreilles
et me jetait des regards lourds de reproches. Des courts-circuits
grésillaient au fond de ses pupilles, couvaient des brandons qui
rougeoyaient dangereusement. Si le corps du docteur Klamm
s'enflammait, l'incendie m'atteindrait aussi et je ne saurais pas
fuir. Toute ma mémoire s'effondrerait comme un château de cendres
et celle de Catherine pareil.
-
Vous vous souvenez, l'autre jour, quand je vous ai donné l'oiseau,
je vous ai dit que j'étais content de vous. Vous m'avez demandé
pourquoi. Je ne vous ai pas répondu. J'espérais que vous trouveriez
la réponse. Elle est simple pourtant. C'était la première fois que
vous ne parliez pas de Catherine. Je ne dis pas qu'elle n'est pas
importante. Je crois vraiment que vous avez eu avec elle une relation
hors du commun, à la limite extrême des passions terrestres, mais
aujourd'hui, l'essentiel, c'est vos travaux. Du concret. Une cloison
mal sciée qu'il faut retailler à la bonne dimension. Des vis trop
grosses qui font éclater le plâtre. Vous me comprenez au moins ?
Le
docteur Klamm s'est radouci, ses yeux ont retrouvé leur aspect
ordinaire et il m'a invité à poursuivre d'un geste presque
engageant. J'ai parlé de mon réduit. J'ai eu effectivement des
problèmes de cloison et de vis. J'ai dû changer un rail à cause
d'un coup de marteau malencontreux. Ce genre d'ennui arrive sur tous
les chantiers. Qu'on soit adroit ou non. Mais j'en ai bientôt
terminé avec les cloisons. Les enduits sont faits. Reste plus qu'à
poncer et à tapisser. A moins que je choisisse de peindre. J'hésite.
-
Pourquoi hésitez-vous ?
-
J'ai peur qu'avec l'humidité la tapisserie fasse des cloques. Et
puis, quoi prendre comme tapisserie ? J'ai pensé à des fleurs.
-
Ah, non ! Surtout pas de fleurs. Vous allez étouffer. Peignez tout
en blanc. Les vertus du blanc sont innombrables, notamment sur le
système lymphatique. Et votre vélo ?
Mon
visage s'est éclairé d'un vaste sourire. Le docteur Klamm adore
quand je parle de mon vélo.
-
Je m'entraîne tous les jours, ai-je dit, un quart d'heure pour
commencer. Je mets mon short et mes baskets et j'y vais doucement au
début. Pour détendre les ligaments. Le siège de bébé que j'ai
installé à la place de la selle rend le pédalage plus agréable.
Et quelle extase de voir défiler les kilomètres sur le compteur
quand j'augmente la vitesse ! J'ai l'impression que les chiffres se
transforment en paysage. Je ferme les yeux et je vois des routes avec
des arbres courbés sur le bitume. Je longe des rivières au murmure
bucolique. J'admire la vieille architecture des vieux ponts. Il
m'arrive même de siffloter. A la fin de l'entraînement, j'écris
sur un carnet le nombre de kilomètres que j'ai parcourus. Je
dépasserai bientôt les trois cent quatre-vingt mille. L'équivalent
d'un voyage de la Terre à la Lune.
Le
docteur Klamm se grattait le ventre de plaisir. Mon récit,
disait-il, était une allégorie qui incarnait la tragédie de
l'existence humaine. Sisyphe, avec son misérable rocher de
carton-pâte, n'était qu'un héros de dernière catégorie.
L'individu rivé à son vélo d'appartement pour décrocher les
étoiles, en revanche, méritait la plus haute marche du podium. Puis
il a pris ses agates dans leur pot de verre et ne s'est plus occupé
de moi.
J'ai
quitté le cabinet sans un bruit et je me suis promené dans la ville
avant d'aller voir Catherine. J'ai traversé des places, des jardins,
écouté le babil d'une fontaine et le raclement d'une brosse
métallique sur un mur qu'on ravalait. J'étais apaisé. Aucune des
questions qui me passaient par la tête ne connaîtrait l'exil sur un
avion en papier. Catherine serait ravie de me voir enfin réconcilié
avec moi-même.
Un
groupe de personnes devant une vitrine a attiré mon attention. Leur
immobilité m'intriguait. On aurait dit des mannequins. Ou des
aventuriers de l'espace coincés entre deux mondes dans un sas
invisible. J'ai eu un léger pincement à la pointe du cœur. Les
mannequins m'ont toujours effrayé. Il y en avait un dans la chambre
de ma mère, amputé d'un bras, absolument terrifiant. La nuit, quand
j'entendais craquer une latte du plancher, j'étais sûr que c'était
lui qui marchait et, pour peu que j'aie fait quelque bêtise dans la
journée, je lui prêtais les pires intentions à mon égard. Quant
aux aventuriers de l'espace, même si leur épopée me fascinait, mon
instinct me recommandait la plus grande méfiance. Mais que
risquais-je vraiment puisque nous étions en plein jour ?
J'appellerais au secours à la moindre alerte et je serais sauvé.
Je
me suis approché du groupe comme si je n'avais pas peur, en retenant
néanmoins ma respiration. Un écran géant dans la vitrine diffusait
un film catastrophe. Une rue était en feu dans une ville américaine.
Des gens prisonniers des flammes sautaient par les fenêtres. Des
bandes de pillards dévalisaient les magasins éventrés, tiraient à
l'aveuglette pour protéger leur butin. Des canalisations d'eau et de
gaz explosaient, projetaient d'indistinctes gerbes de métal et de
chair humaine. Des membres arrachés, des têtes coupées
s'écrasaient sur la chaussée et flambaient comme de l'étoupe. Le
ciel, trop chargé de suie, se fissurait de partout. Il renverserait
en tombant les immeubles encore debout et l'incendie gagnerait toute
la ville, battrait la campagne jusqu'aux rivages océaniques. C'était
la fin du monde.
J'en
étais à me demander quel intérêt ce film pour apprentis bouchers
pouvait bien avoir lorsqu'une femme est apparue à l'écran. Elle
portait des cuissardes à lacets, un body hérissé de lamelles en
aluminium et bien échancré au niveau de la poitrine. J'allais
passer mon chemin mais un gros plan sur le visage de l'héroïne m'a
figé moi aussi comme un mannequin de cire. La femme avait une longue
balafre sur le front. N'importe quel spectateur un peu critique
aurait ri. Pas moi. Un voile épais se déchirait dans ma mémoire.
Je me suis reconnu au volant d'une voiture. Le soleil miroitait sur
le goudron. Le moteur vrombissait et les roues miaulaient dans les
virages. J'ai poussé un cri. Les gens autour de moi se sont enfin
animés et m'ont jeté de sales regards. Tant bien que mal, mes
jambes ont pu me conduire à la terrasse d'un café et j'ai commandé
une bière. Ma voix avait soudain un timbre très étrange. Comme si
on l'avait enfermée longtemps dans un caisson hermétique et qu'elle
était enfin libre mais perdue. Je n'ai pas bu ma bière tout de
suite. J'ai observé les micro bulles de la mousse. Leur dissolution.
Elles s'incorporaient à la masse du liquide sans en troubler la
transparence. Sans doute en allait-il de même pour la mémoire
dormante. Des bribes de souvenirs vont et viennent à la surface,
dans un état intermédiaire entre conscience et inconscience, puis
c'est le grand plongeon vers les profondeurs qui n'en continuent pas
moins à dormir. Mais le souvenir de la femme au front balafré était
hélas d'un autre calibre. Impossible de m'en détacher. La scène se
précisait même de plus en plus. La voiture traversait une forêt
qui n'en finissait pas. Des ombres penchées lacéraient le bitume.
Et il y avait un hérisson mort sur le bas côté.
-
Pas de chance.
-
Non, pas de chance.
J'ai
eu un mouvement de recul sur ma chaise et j'ai failli renverser ma
bière. Des gens se sont arrêtés de parler, m'ont regardé comme
tout à l'heure les mannequins devant l'écran. Le serveur m'a
demandé si j'avais besoin de quelque chose. Il fallait que je m'en
aille. C'était urgent. Je ne pouvais pas dire que j'avais entendu
une voix et que je lui avais répondu.
J'ai
quasiment couru pour retrouver Catherine. Le désordre dans ma tête
prenait d'inquiétantes proportions. Cela ne m'était pas arrivé à
ce point depuis longtemps. J'avais l'impression que le décor
chavirait comme dans le film catastrophe. J'ai essayé de suivre la
prescription du docteur Klamm, penser à mes travaux, coûte que
coûte, mais les cloisons elles-mêmes ne tenaient pas debout.
-
Où allez-vous comme ça, jeune homme ? Vous savez bien qu'on ne
court pas ici.
-
On ne court pas, oui, c'est vrai, je l'avais oublié, ai-je balbutié
en regardant un moineau qui picorait un rectangle de terre
fraîchement remuée.
La
vieille dame devant moi remplissait un seau d'eau au robinet d'un
abri de jardin. Il y avait des roses rouges dedans, dont la robe
miroitait sous un soleil pâle. Nous étions-nous déjà croisés,
salués, souri sur le chemin qui mène à Catherine ?
-
Bien sûr que oui, a dit la vieille dame comme si elle lisait dans
mes pensées. Je viens tous les jours. J'arrache les mauvaises
herbes. Je ramasse les mégots. J'arrose les chats qui font caca là
où il ne faut pas. Tenez ! Je vous offre une rose. Elle vous portera
bonheur.
J'ai
mis mon nez dans la rose pour tromper l'émotion et j'ai fait
demi-tour. Je n'ai pas vu Catherine. Chez moi, je me suis couché
tout habillé. J'ai dormi pendant deux jours. Quand je me suis
réveillé j'avais un goût de sable dans la bouche.
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