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En février mille neuf cent cinquante-six,
Saint-Georges-des-Groseillers, deux mille
trois cent trente habitants, connaît le même froid extrême que partout en
Europe. Moins quinze degrés sous abri à la station de Caen. Vent. Neige.
Verglas. Circulation des biens et des personnes paralysée. Lignes téléphoniques
coupées. Ecoles et magasins fermés. Un train de marchandises est bloqué à la
gare de Flers. Des camions renversés condamnent la plupart des routes
départementales. La Vère gèle entièrement d'une rive à l'autre. Le ruisseau de
la Planchette, dont les eaux moins profondes sont plus lentes, n'a mis qu'une
heure à se transformer en glacier.
Un blanc dans ma vie. Un blanc dans le
paysage. Immaculé sur les toits et les frondaisons, il n'a pas, plus bas, le
même scintillement des commencements du monde. Qu'un pan de mur apparaisse,
qu'une surface ardoisée ait échappé au recouvrement, et c'est un blanc cassé
qui absorbe les ombres d'un rebord ou d'un auvent. Plus bas encore, dans les
rues dont on ne sait plus très bien le chemin, des souillures de bottes, les
déjections des chats et des chiens veinent d'un gris sale l'improbable étendue.
A la sortie du bourg, du côté du chemin
des Buis, là où un camion-citerne a répandu tout son chargement de gasoil, on
dit que des corbeaux qui faisaient le gué sur des piquets n'ont pas pu
reprendre leur envol. Plus loin, dans une ferme à l'écart, plusieurs moutons
auraient connu le même sort. On dit beaucoup de choses à Saint-Georges. Comme
partout quand l'univers qu'on a toujours connu semble subir un dérèglement
définitif.
La température n'aurait pas fini de
descendre. On verrait bientôt l'acier des essieux se fendre comme la pierre des
maisons. Des ouragans, à cent cinquante kilomètres à l'heure, s'abattraient sur
toute la Normandie et ce serait une désolation pire encore que la guerre. Des
morts par milliers. Statues figées dans les champs et dans les cours.
Marionnettes suspendues aux fils invisibles du gel. Et il faudrait attendre le
redoux pour creuser les tombes. Plusieurs semaines. Plusieurs mois. Ce serait
alors l'insoutenable pestilence des corps décomposés. Les survivants du froid
succomberaient alors à des maladies que les médecins ne sauraient pas guérir. Les
esprits les plus fiévreux s'attaqueraient un peu partout aux mairies, aux
casernes de gendarmerie, aux enrichis du petit commerce. Il y aurait des
règlements de compte, des vengeances, des émeutes même. Le trente-sixième
régiment d'infanterie enverrait depuis Caen une compagnie. Un couvre-feu serait
décrété et on fusillerait quelques têtes fortes. Des morts encore. Du sang. Comme douze ans
plus tôt. A n'en jamais finir.
Le médecin et le pharmacien de
Saint-Georges peinent à se réchauffer au café de la Place. Le poêle tire mal.
Le boudin de laine en bas de la porte est une passoire. Le calva, presque
vitreux, plus épais dans les veines, alourdit aussi les conversations. Il est
question, en passant, de madame Picot. Mais ce n'est peut-être pas vrai, ce qui
est dit. Les gens vont devenir complètement fous, si ça continue.
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