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La rue de l'Ethe est une espèce de
raccord entre le chemin des Vergers et la rue de Flers. Autrefois peut-être, à
peine un sentier parmi des jardins sans clôture. On y poussait des brouettes
pleines de linge qu'on venait suspendre, encore tout dégoulinant. Des draps de
toile lourde, faits pour durer une vie et davantage. Des draps blancs. Unis. On
ne connaissait pas encore, à la campagne tout au moins, les imprimés fantaisie
dont on habille aujourd'hui les lits des enfants. Je n'ai pas dormi avec des
papillons ou des coccinelles. J'ai dormi avec du blanc.
Cette permanence du blanc dans les
premiers mois de ma vie, enregistrée chaque nuit par mon cerveau, continue de
façonner ma vision du monde. Sans doute m'attirait-elle autant qu'elle
m'effrayait, dans une perception floue du plaisir et de la répulsion.
Le flou en toute chose ayant forme. Depuis mon voyage en train de Paris à Caen. Le
ciel couplé à la terre par les tremblements du givre qui avait précédé la
neige. Les vitres du wagon, comme diluées dans la blancheur, abolies. Le défilé
au ralenti des bocages mal cernés, des hameaux que le froid transissait, des
nuages tombés sur les noyers qui penchaient. Parfois, peut-être, surprises par
la rumeur du convoi, quelques vaches s'ébrouaient, lançaient au paysage
qu'elles ne reconnaissaient plus un brame sans écho.
Les sons, comme les formes, perdaient
leur identité. Que pouvais-je en saisir à l'intérieur du compartiment ? Sinon encore
du flou ? Une ligne acoustique étale ? Mon accompagnatrice ne parlait pas. Elle
écoutait ma respiration car on lui avait dit d'y veiller particulièrement. Elle
vérifiait toutes les cinq minutes qu'elle n'avait pas perdu sa trousse
médicale. Une anxieuse. Dont c'était peut-être la première mission en tant
qu'aide-soignante ou assistante sociale. Elle n'aimait pas la proximité des
trois autres passagers. Un maigrichon blotti côté couloir, taiseux, et deux
voyageurs de commerce, vraisemblablement. Ils parlaient de leurs affaires,
établissaient des comparaisons chiffrées. Le mot pourcentage revenait souvent
dans leurs paroles et leur visage tout entier avait des frémissements, des
crispations.
Parfois, ne sachant quoi dire, ils
faisaient semblant de me regarder pour mieux observer mon accompagnatrice. Par
en-dessous. Leur bouche, où moussait un peu d'écume, s'arrondissait, laissait
apparaître des dents qu'il aurait fallu mieux entretenir, articulait des
syllabes sans fond, comme des gargouillements.
- Il est à vous ?
L'accompagnatrice s'était préparée à
cette question classique des longs trajets. Ni ses cils ni ses lèvres ne
tremblèrent quand elle mentit.
- A ma soeur. Ma soeur de Caen.
- C'est un garçon ?
- Oui.
La conversation s'arrêta là. Les deux
commerçants décidèrent d'aller fumer dans le couloir. Le maigrichon leva enfin
la tête. Regarda en face de lui le paysage normand et son cadre en laiton. Des
vaches encore, mais sous le soleil de l'été. L'équilibre tranquille du noir et
du blanc sur la photo. Un autre mensonge, que mon cerveau a gravé dans ses
archives.
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