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Madame Picot s'était rendue à l'hospice
Saint-Louis de Caen, munie du courrier qu'elle avait reçu de la préfecture de
la Seine. Plus d'une heure de voiture. Du brouillard. Des camions qui
transportaient du fourrage ou du bois, difficiles à doubler dans les tortillons
des routes. Puis, dans la ville même, à cause des travaux de reconstruction qui
n'en finiraient jamais, on ne reconnaissait plus les itinéraires. Madame Picot
était arrivée avec dix minutes de retard et on lui en avait fait la remarque. Ce
n'était pas dans les habitudes des familles d'accueil d'arriver en retard. Bien
au contraire. Elles arrivaient en avance.
Surtout un jour comme celui-là.
Madame Picot avait souri à cette
formulation qu'elle trouvait curieuse. A cinquante ans passés, veuve depuis
mille neuf cent quarante-deux, elle ne faisait plus de différence entre les
jours ordinaires et les jours extraordinaires. Mentalement, en attendant qu'un
sous-chef de bureau la reçoive pour signer des papiers, elle avait essayé de
dresser la liste des jours comme celui-là qu'elle avait connus. Le premier
baiser avec un rustaud de Saint-Georges dont elle ne revoyait plus le visage.
Les premières règles, qui l'avaient affolée car sa mère ne lui avait rien dit
de ce que c'était la vie d'une femme. Son mariage. Evidemment. Un beau jour,
forcément. On avait beaucoup bu, beaucoup dansé. C'était la guerre mais loin,
encore loin. Et la nuit de noces avait tenu ses promesses de corps et de mots.
On vivrait mieux que les parents avaient vécu. On ne resterait pas au village
qui sentait la bouse. On trouverait à Alençon sinon à Caen un logement et un
emploi. Plus tard, on serait propriétaire d'une maison avec un arpent de jardin
où les enfants respireraient du bon air. Puis. Sans transition, la chute. Et
c'était bien de chute qu'il s'agissait. Le mari monte sur une échelle. Un
barreau cède. Le décor chavire. Une mauvaise pierre, au mauvais endroit, et
pointue, achève d'un coup la belle histoire.
- Entrez, madame, excusez-moi de vous
avoir fait attendre. Nos services sont débordés.
Madame Picot, encore sous le choc de sa
vie qu'elle venait de revisiter, avait eu un sourire pâle, si fragile que le
sous-chef de bureau s'en était ému, avait prodigué des paroles de réconfort.
- Heureusement que nous avons des gens
comme vous, madame Picot. Nous savons bien que la rétribution ne va pas
chercher loin. Mais soyez sans inquiétude. Nous allons vous aider. Dans les
premiers temps, une assistante sociale viendra vous voir une fois par mois. Vous
pourrez lui poser toutes les questions que vous voudrez. Elle vous répondra.
Elle vous soutiendra. C'est notre intérêt à tous.
Madame Picot avait écouté le sous-chef
de bureau comme elle écoutait un discours à la radio. Il avait dans la voix des
inflexions qui ne la leurraient pas. Bientôt, rompu à toutes les ficelles de
l'enfumage, il ferait de la politique et parlerait lui-même à la radio.
Une heure plus tard, enfin, on lui
avait apporté l'enfant. Il dormait. Son sommeil semblait paisible. Elle ne s'en
était pas approchée de trop près car elle craignait de le réveiller. Elle ne
lui avait rien dit.
Dix-huit mois après, quand elle
renoncerait à le garder, elle se souviendrait de ce silence. Pas un mot. Pas un
geste de la main. Le silence du corps, aussi. Elle y verrait un signe. Quelque
chose n'allait pas, c'était certain. Mais quoi ? Comment le trouver ? La
psychologie n'était pas à la mode dans les années cinquante. Le médecin de
Saint-Georges n'avait pas non plus tellement d'idées sur la question. Il
s'était d'ailleurs étonné que madame Picot vienne le consulter pour ça. Il
avait écouté son coeur, ses poumons, palpé son ventre. Il lui avait posé des
questions sur son alimentation et son sommeil. Non. Je ne vois rien, avait-il
dit. Vous êtes probablement fatiguée et
vous vous faites du mauvais sang. Je vous prescris des ampoules. Il y a du fer
dedans. Le fer, c'est très bon contre la fatigue.
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