Sur la glaise dans les affleurements coupants du silex et la rondeur des grès je contournais
les flaques. Le ciel était si pesant qu'il ne pouvait espérer de ses eaux nulle image
en miroir, comme un autoportrait. Le ciel était si gris qu'il semblait éclairé de bleu par le
dessous — le soleil à cette heure accélérait sa chute. Je lui tournais le dos, cheminant,
contemplant la bande noire qui disait la vallée. Le sombre abandonnait un semblant de
clarté aux nuages qui formaient en mirage une cordée remontant vers la gauche sur
l'horizon absent, en silhouettes bouillonnantes. Ou peut-être entendrait-on bientôt venu
du ciel, le ferraillement d' un train noyé dans ses vapeurs, comme un mirage de l’Orient sur
la rétine de Flaubert dans le sable et les chaleurs du désert.
Je venais de passer devant un panneau dressé sur une clôture de fer barbelé signalant
la route de la Huchette. Là, dans ce paysage totalement désert se trouvait, dit-on, un
pavillon de rencontre, celui qui abritait les amours déçues de Madame Bovary, ou pas,
même si chacun alentour en avait la certitude par l'incroyable force du pouvoir romanesque.
C'était d'ailleurs la raison d'être du panneau qui se découpait dans les nuages d'une si
vraie couleur normande, inutile, incongru, dans un paysage où nul ne chemine à l'abri des
chemins creux, fanal pourtant d'une fiction comme un pan du réel en ce lieu.
Poursuivant mon chemin, j’entendais donc le pavillon de la Huchette se faire l'écho de
celui du château voisin du Héron, conjonctions de nuits, celle du bal d'Emma, celles
de Flaubert enfant lorsqu'il connut en ces lieux ses premières visions. Être Flaubert,
être Emma en transfigurations successives. Dans le pavillon du Héron, les fenêtres étaient
garnies de verres de couleur modifiant le monde comme un vitrail métamorphose la lumière
au travers de l’image, avec laquelle il fait corps, et de la couleur dans ses cadres de
plombs et barlotières. Mais peut-être les verrières du Héron étaient-elles aniconiques ?
Emma, dans sa solitude, considérait le monde et ses paysages à travers les verres
colorés, expérience d'optique effacée du roman dans l'étrange genèse de l'écriture.
J'étais loin et cependant si près des nuages roses d'Emma.
L'objectif de l'appareil photographique, de son verre blanc en fenêtre sur le paysage, ne
disait que le vide, quelques formes obscures, la plongée de la nuit, la descente vers la
vallée. Mais il disait surtout la couleur. Il forçait le regard dans l'abstraction du cadre, le
délivrant de la pensée pour le livrer à l'abandon, aux signes, aux sensations. La puissance
du gris sur la palette venait m'envahir, faire monter des images en rupture, en
tressaillements de la mémoire, des lectures et des mots. Presque une extase peut-être,
mais à coup sûr un transport vers d'autres lieux, d'autres moments, d'autres histoires, vers
des présences, ou des absences dans les pleins et les vides de la perception en alerte.
Je me souvins alors d'une promenade sur ce même chemin, un jour de juillet 2001, un jour
blanc de chaleur, un jour à pique-nique. Le chat tigré de gris nous suivait comme le font
les chiens, heureux de cette aubaine, attendant le repas dans un champ fauché de frais.
C'était quelques jours avant qu'il ne perde une patte et qu'il ne préfère la forêt à la
compagnie des humains. Ce fut aussi pendant le mois d'août de cet été-là que, après les
deuils – pourquoi cette mortelle précipitation de juillet – nous traversâmes la Sibérie, de
Paris vers Pékin. Dans les nuits blanches de Russie, contemplation sans fin d'un paysage
infini par la fenêtre du train.
Auparavant, j'en avais maintes fois rêvé de ce paysage fait de fleuves en embâcles,
débâcles, méandres, fleuves aux noms que seule peut dire la musique de la langue,
rêvé en contemplant la terre devant les hublots des avions en route pour le Soleil levant.
Depuis à chaque occasion revient cet été-là, remémoré comme si, à lui seul , il se faisait
vision, tableau et cadre de jours gravés dans le déferlement d'une incroyable série
d'événements qui devaient définitivement changer le cours des choses.
Buées, nuées, tête nue, tête à nu dans les nuages. Les nuages comme les fleuves
dessinent des images qu'incise la mémoire dans une chambre obscure.
Je publie ce texte d'Hélène Verdier dans le cadre de La Ronde initiée par Dominique Autrou. Voici les participants de ce jeudi 15 janvier : Dominique B (Jacques Louvain) http://www.dominique-boudou.blogspot.fr/ chez Céline (MESESQUISSES) http://www.mesesquisses.over-blog.com/ Jean-Pierre (Voir et le dire, mais comment ?) http://www.voirdit.blog.lemonde.fr/ Jacques (un promeneur) http://www.2yeux.blog.lemonde.fr/ Guy (Emaux et gemmes des mots que j'aime) http://www.wanagramme.blog.lemonde.fr/ Gilbert (le blog graphique) http://www.gilbertpinnalebloggraphique.over-blog.com/ Franck (quotiriens) http://www.quotiriens.blog.lemonde.fr/ Dominique A (la distance au personnage) http://www.dom-a.blogspot.fr/ Elise (Même si) http://www.mmesi.blogspot.fr/ Hélène (simultanées) http://www.simultanees.blogspot.fr/ Dominique B (Jacques Louvain) http://www.dominique-boudou.blogspot.fr/ |
jeudi 15 janvier 2015
acheminements, par Hélène Verdier
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