" Derrière le paravent où le professeur la laissa pour rajuster sa robe, relevant le ruban de sa chemise de soie, elle s'attarda un instant à considérer sa gorge, comme elle le faisait jadis, adolescente, à l'époque où les filles s'émerveillent du lent perfectionnement de leur corps. Mais il s'agissait aujourd'hui d'une maturation plus terrible. Un épisode lointain lui revint en mémoire : une colonie de vacances ; la plage de Bocca d'Arno ; une baignade au pied des rochers où un poulpe s'était agrippé à sa chair. Elle avait crié ; elle avait couru, alourdie par ce hideux poids vivant ; on n'avait arraché l'animal qu'en la faisant saigner. Toute sa vie, elle avait gardé en réserve le souvenir de ces tentacules insatiables, du sang et de ce cri qui l'avait effrayée elle-même, mais qu'il était maintenant bien inutile de pousser, car elle savait cette fois qu'on ne la délivrerait pas. Tandis que le médecin téléphonait pour lui retenir un lit à la polyclinique, des larmes, venues peut-être du fond de son enfance, commençaient à couler sur son tremblant visage gris. "
Prodigieuse Marguerite Yourcenar en ce qui la hantait. Une étoile de mer dans Le Coup de grâce et un poulpe dans Denier du rêve. Deux animaux archaïques et visqueux, buveurs de sang, dont la forme même fait trembler les plus anciennes chimères humaines. Deux animaux ici liés au corps après l'amour et pendant la maladie. Mais le corps de la femme disparaît, enveloppé par le corps tentaculaire de l'épouvante comme au temps des commencements. C'est bien l'alien qui domine perceptions, sensations et émotions avec ses excroissances qui meurtrissent la chair, aussi répugnantes dans la maladie que dans l'amour, dans l'amour que dans la maladie, avec le prurit et les sanies qui disent terriblement l'oeuvre de la mort dès l'éveil au premier jour, dès l'enfance corrompue par la mère.
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