Au début des années mille neuf cent quatre-vingt, ma compagne et moi fréquentions un couple de notre âge. Elle était étudiante en droit. Il était étudiant en psychosociologie. Tous deux avaient leurs entrées au parti socialiste.
Ma compagne et moi étions déjà instituteurs en zone d'éducation prioritaire. Nous rêvions plutôt du drapeau noir chanté par Léo Ferré mais aucun problème d'appartenance ne s'opposait encore à nos échanges.
Le plaisir des mots et du vin, des pétards aussi, nous réunissait sur la même comète dont nous tirions les plans les plus fantaisistes. Ce couple, déjà aguerri aux subtilités des sciences humaines, aimait nos enthousiasmes littéraires et notre engagement auprès des plus démunis à l'école.
C'était l'époque dite de la nouvelle pauvreté, sous le premier septennat de François Mitterrand. Le vent du libéralisme commençait à souffler sur l'énarchie. Ma compagne et moi émettions déjà des critiques, de plus en plus acerbes. Le couple ami défendait au contraire la politique du gouvernement, de plus en plus fermement. Les menus plaisirs autour des mots et du vin, des pétards aussi, ont fini par s'espacer. Puis nous avons cessé de nous voir. La vie, n'est-ce pas, éloigne aussi vite qu'elle rassemble quand on a encore vingt ans.
Nous avons enfin compris, ma compagne et moi, que nous n'étions pas exactement du même monde, du même chemin. Notre comète en partage, si séduisante avec sa chevelure électrique, n'était qu'une illusion dont nous gardons cependant de bons souvenirs.
Naguère, dans une soirée, un ami me rapporte un fait, presque à voix basse. Trente ans se sont écoulés. L'étudiante en droit, devenue juge d'instruction, occupe désormais des fonctions plus élevées dans la magistrature. Le visage inquiet des migrations stigmatise les figures de la pauvreté qui n'est plus nouvelle depuis longtemps.
Des migrants, justement, il y en a jour et nuit devant le domicile du couple. C'est dérangeant. C'est dérangeant pour la libre circulation des personnes et des biens. C'est dérangeant pour le regard, et même, parfois, pour l'odorat.
La solution est simple pour ne pas être dérangé : passer un coup de fil. On sait à qui s'adresser. On a les relations qu'il faut pour le savoir. On hésite un peu. On ne fait pas partie des méchants. Puis. On rapetasse une raison qui s'accommode de toutes les raisons. On compose le numéro le plus indiqué. Et le problème est réglé. En douceur bien sûr. On a demandé cela, en douceur. On n'est pas des méchants.
Il ne se passe pas de semaine sans que ce fait me revienne en mémoire. Il exprime les menues bassesses favorisées par la notabilité. On peut sans outrance le qualifier d'abject. Mais une question, venue après le temps de l'indignation, me taraude. Serais-je capable d'une mauvaise action semblable si ma situation sociale le permettait ?
Les forces et les faiblesses qui constituent une morale humaine ne sont jamais prévisibles à coup sûr en toute circonstance. De la conduite héroïque à la conduite abjecte et inversement, il y a tant de mouvements traversiers insaisissables sur le moment, que la réflexion n'atteint pas, que la langue ne saura jamais susciter. Une seconde parfois suffit pour faire le bien. La seconde suivante le défera et ce sera le mal, dans l'empêchement obscur de l'être tenaillé. Rien n'est simple comme un coup de fil. Truisme à méditer et méditer encore en état d'éclaircie ! Mais dans quel miroir ?
image express.fr (camp de migrants Porte de la Chapelle à Paris en juin 2017)
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