L'avancée de la nuit de Jakuta Alikavazovic est un roman qui peut se lire comme un roman. A moins que ce soit un livre de philosophie, ou d'anthropologie, qu'on lirait tantôt comme un livre de philosophie tantôt comme un livre d'anthropologie.
Mais venons-en à l'histoire car il y en a une. Entre le vrai et le faux, Paul et Amélia Dehr tentent de s'aimer pour de bon dans la chambre 313 de l'hôtel Elisse où Paul exerce l'humble fonction de veilleur de nuit. Amélia, fille du propriétaire de la chaîne hôtelière du même nom, n'a à veiller, si elle le peut, que ce qui la hante et qu'elle hante en retour.
Sa mère notamment, voyageuse et auteur de "poésie documentaire" dont le rôle fut énigmatique pendant la guerre des Balkans en 1990 et après. Cette mère manquée mais comment se construit exactement une mère manquée ?
Et il y a l'amie Anton Albers, intellectuelle de réputation internationale qui donne des cours dont l'essentiel se trouve dans les digressions autour de la philosophie de la ville :
- La peur dans la ville
- La nuit dans la ville
- les architectures souterraines dans la ville...
et l'art aussi, ou encore l'expulsion de la ville comme expression du chaos, sans compter le redoutable cheval de Troie que serait l'amour que nous portons à nos enfants.
Beaucoup moins bavard qu'Anton, il y a aussi le père de Paul. Un voyage dans les îles essaiera de les rassembler. Mais c'est avec Louise , ah ! Louise ! que ce taiseux replié se dépliera. Autour des oiseaux mais pas seulement.
Et il y a, il y a , ou il n'y a pas, mais il pourrait y avoir ! Là est la force de la littérature, dans le silence assourdissant des possibles.
Autant le dire sans barguigner, L'avancée de la nuit est probablement un chef d'oeuvre. Et autant l'avouer en suivant, il est bien difficile de savoir pourquoi. Amélia Dehr n'est pas sans point commun avec la Lol V. Stein de Marguerite Duras. Comment s'appartient-elle dans la confusion des espaces et la confusion des sentiments ? Qu'y a-t-il d'absence dans sa présence et inversement ? La mise en danger du récit par le jeu subtil des flous et des incertitudes, surtout dans la première partie les nuits d'hôtel, confère au livre tout entier une puissance peu commune. La nuit avance. Elle avance jusque dans le regard des aigles qui capturent les drones dans le désert. Jusque dans le sable qui, lui, recule. Et.
Extraits :
"... la peur étend la ville. La redouble. La ville naît contre la peur mais la peur s'infiltre, et la ville devient le lieu de ce qu'elle devait tenir à distance, tenir à l'écart des murs. Il n'y aura pas de peur dans la ville de demain, répliquait Paul, la peur est à éradiquer, comme on a éradiqué le noir. L'obscurité n'existe plus depuis le 19ème siècle. Amélia dit : la peur s'adapte. Elle prononça cette phrase une fois, distinctement, mais ne la redit jamais plus ; soit qu'elle refusait, par fierté, de se répéter ; soit qu'elle n'était pas aussi sûre d'elle qu'elle le prétendait. Souvent, comprendrait Paul, Amélia avait, en dépit de sa véhémence, le voeu secret d'être détrompée. Souvent Amélia regrettait d'avoir raison."
" Un cheval de Troie. L'amour pour nos enfants est la façon dont un monde indéfendable paraît défendable et est, pour finir, défendu. Accueilli. Les mensonges. La surveillance globale. La militarisation insidieuse. Qui ne voudrait pas savoir ses enfants en sécurité ? Qui n'accepterait de payer le prix fort pour cela ? C'est par amour que nous équipons nos villes, nos rues et nos maisons. Mais c'est le mal qui s'infiltre... Nous vivons dans un monde qui a entièrement cédé à la brutalité et à l'injustice. Chacun pour soi. Chacun pour soi et ses propres enfants. Son propre petit matériel génétique. Et pendant ce temps, le principe directeur du monde est devenu l'expulsion. Des familles à la rue. Des villes rasées, des pays entiers contraints de prendre la route. Je regarde autour de moi et ce que je vois, c'est l'irruption de l'irréel dans le réel. Le fantastique est devenu la condition de nos existences, martela Albers, obstinée, et tout ce que Paul vit, ce fut une vieille femme, butée sous sa frange blanche."
L'avancée de la nuit de Jakuta Alikavazovic est publié aux éditions de l'Olivier (19 €).
image franceculture.fr
Extraits :
"... la peur étend la ville. La redouble. La ville naît contre la peur mais la peur s'infiltre, et la ville devient le lieu de ce qu'elle devait tenir à distance, tenir à l'écart des murs. Il n'y aura pas de peur dans la ville de demain, répliquait Paul, la peur est à éradiquer, comme on a éradiqué le noir. L'obscurité n'existe plus depuis le 19ème siècle. Amélia dit : la peur s'adapte. Elle prononça cette phrase une fois, distinctement, mais ne la redit jamais plus ; soit qu'elle refusait, par fierté, de se répéter ; soit qu'elle n'était pas aussi sûre d'elle qu'elle le prétendait. Souvent, comprendrait Paul, Amélia avait, en dépit de sa véhémence, le voeu secret d'être détrompée. Souvent Amélia regrettait d'avoir raison."
" Un cheval de Troie. L'amour pour nos enfants est la façon dont un monde indéfendable paraît défendable et est, pour finir, défendu. Accueilli. Les mensonges. La surveillance globale. La militarisation insidieuse. Qui ne voudrait pas savoir ses enfants en sécurité ? Qui n'accepterait de payer le prix fort pour cela ? C'est par amour que nous équipons nos villes, nos rues et nos maisons. Mais c'est le mal qui s'infiltre... Nous vivons dans un monde qui a entièrement cédé à la brutalité et à l'injustice. Chacun pour soi. Chacun pour soi et ses propres enfants. Son propre petit matériel génétique. Et pendant ce temps, le principe directeur du monde est devenu l'expulsion. Des familles à la rue. Des villes rasées, des pays entiers contraints de prendre la route. Je regarde autour de moi et ce que je vois, c'est l'irruption de l'irréel dans le réel. Le fantastique est devenu la condition de nos existences, martela Albers, obstinée, et tout ce que Paul vit, ce fut une vieille femme, butée sous sa frange blanche."
L'avancée de la nuit de Jakuta Alikavazovic est publié aux éditions de l'Olivier (19 €).
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