jeudi 24 octobre 2024

J'ai eu peur, j'ai eu peur qu'il me tue


Parfois, on préfèrerait être sourd plutôt que d'entendre certaines paroles. Surtout quand elles sont prononcées par un enfant.  Et que tout est vrai, douloureusement vrai. 

Un jour, dans le cadre d'une semaine interdisciplinaire sur le thème des ancêtres et de leur héritage, les professeurs d'une école demandent aux élèves de présenter en guise de témoignage un objet ayant appartenu à un grand-père, une grand-mère. Ou un souvenir. Les choses et les mots à partager, à échanger, pour incarner et faire durer les mémoires ordinaires qui contribuent aux grands récits de l'histoire.

L'enfant dont il s'agit, appelons-le S***, demande à ses parents ce qu'il pourrait apporter. Et son père lui dit : "Pendant la guerre, j'ai tué 6 hommes". 

Le lendemain, d'une voix peu sûre, S*** répète ces mots du père aux professeurs et à ses camarades de classe. "Pendant la guerre, j'ai tué 6 hommes". 

Imaginons la scène. Les enfants qui ont précédé S*** auront montré un bibelot ayant trôné sur les buffets de plusieurs générations ou une photo en noir et blanc des années cinquante, un mariage par exemple. Le bibelot et la photo seront passées de main en main, de regard en regard. Des questions auront été posées. Des étonnements se seront prononcés. Et là, tout à coup. PENDANT LA GUERRE, J'AI TUÉ 6 HOMMES. Un épais silence traverse la classe. Le rayon de soleil qui pointait à la fenêtre bat en retraite. Les ombres se replient dans leurs encoignures et ont froid.

Puis quelqu'un demande : "Comment as-tu réagi ?"

Et S*** répond : "J'ai eu peur, j'ai eu peur qu'il me tue".

Fin de l'histoire vraie. Ou son début. S*** s'en souviendra toute sa vie. Il ne la lèguera pas à ses enfants et ses petits-enfants. Certains héritages sont lourds à porter sans qu'on le sache. Ils rôdent jusque dans les rêves, écornent un peu les joies, suspendent des gestes. Et les enfants, les petits-enfants entreverront que leur grand-père se perd parfois dans le dédale obscur de quelque secret. Quand un sourire disparaît soudain de son visage. Chassé par le souvenir en embuscade : "PENDANT LA GUERRE, J'AI TUÉ 6 HOMMES".

Et son terrible ricochet : "J'AI EU PEUR, J'AI EU PEUR QU'IL ME TUE".

Photo : tableau de Claude Bellan

 

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