Certaines questions laissent deviner plus de sous-entendus que d'autres. Pourquoi ne pas dire ? en est une. Fondamentale dans l'expression du désir empêché. Qui cherche à vouloir mais toujours quelque chose se dérobe. Dans le corps. Dans la langue. Dans le défilé des jours et de la mémoire. Le lecteur qui prête l'oreille au silence s'amusera à quelques déplis : Pourquoi ne pas le dire ? Pourquoi ne pas dire ça ? Pourquoi ne pas dire tout ? Pourquoi ne pas dire mais quoi vraiment ?
Pourquoi ne pas dire ? de Lancelot Roumier est composé de trois mouvements d'égale ampleur : Bouches, Langues, Dents. "envie de pas / de mots / mais des bouches / que des bouches / en moi", écrit le poète entravé par ce qui manque. Les bouches seules sont impuissantes. Comment dire "sans le sang de la langue" et si les dents "ne claquent sur aucune réponse" ? Le corps désassemblé n'a pas de lieu sûr. Les fenêtres sont borgnes et les portes absentes. Le vide au creux des trous, dans les yeux et la gorge, n'offre de prise qu'au bruit. Mais le poète résiste à ce qui ronge et dévore. S'en tient au visible quotidien. Le fil "des trois câbles de chargeur branchés" a peut-être son mot à dire même s'il n'en dit rien. Pareil pour l'attirail des soins du corps. Que soigne-t-on vraiment de notre visage, le matin de bonne heure, quand nous devons être présentables ? Alors Lancelot Roumier s'accorde un trait d'humour. Il fait le ménage dans la chambre des mots et ça ne va pas de soi, oh que non !
Le deuxième mouvement, Langues, s'ouvre sur la pointe des pieds à l'extériorité, laquelle est aussi limoneuse que l'intériorité. Et grinçante. "le gravier de la cour crisse". "je n'ai que des dents qui crissent". La route est-elle vraiment si lisse sur le "chemin qu'il faut bien suivre" ? Le poète revient sur l'absurdité de son travail devant un écran qui engloutit ses yeux. Et revient aussi l'énigme du père. "comment me convaincre que je ne suis pas mon père ?", note Lancelot Roumier dans le premier mouvement. Et là, cette étrangeté : "pas le choix / que de l'être au père / dans la voix". L'être au père ou lettre au père ? Et la question du pourquoi pose la question du comment. Les langues ne secrètent aucune langue dans les tréfonds du ventre. Trop "d'absences / de vides / de non-dits / de paroles qui se taisent".
Alors "écrire jusqu'à s'abrutir d'enfance". Dans l'urgence de la poésie dont les mots "ne restent pas coincés entre les dents" comme les fibres du bois mort. Le corps végétal est aussi insécure que le corps humain. Les herbes, les fougères, les troncs, les buissons, les branches et la mousse, les pins noirs ne composent ni la réalité des arbres ni celle des forêts. Le végétal le moins improbable est celui dont on fait les revues et les livres. Lancelot Roumier, également libraire à Roscoff dans le Finistère (Librairie Le chant de la marée), égrène quelques-unes de ses querencias poétiques : les revues Traction-Brabant, Décharge, Cabaret... les univers singuliers d'Eugène Guillevic, Antoine Emaz et Luce Guilbaud, Vincent Motard-Avargues...
Au jeu toujours risqué des appariements littéraires on peut ajouter à la liste Jean-Louis Giovannoni pour le rapport des corps et de la langue et Thomas Vinau pour l'indicible torpeur des heures perdues au bureau...
Extraits :
des mots
vivants
se décomposent
il y en a plein
dans les algues
gluants de moi
après la même pluie
retour au chien
après le même silence
être bête
*
pas de mot
pour ronger
le rongement
ne suffit pas
pour dire
la carie
de la langue
dans le réveil
encore
les premières herbes
de la bouche
confondent
l'arbre
qui jaillit
une longue
langue
de paille
raconte
un jus de pomme
pressé dans le foin
jusqu'au fond du ventre
Pourquoi ne pas dire ? est publié aux éditions de l'Aigrette. La gravure en couverture est signée Pascale Parrein. L'ouvrage coûte 13 €.
La librairie Le chant de la marée est joignable via son site internet et au 02 98 24 17 84. Lectrices, lecteurs, courez-y vite ! Vous y trouverez le beau recueil de Lancelot Roumier, parmi beaucoup d'autres.
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